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PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES.

libraire pouvait bien acheter de l’auteur le droit de faire paraître son livre avant tout le monde ; mais, comme rien ne lui assurait la propriété durable de l’ouvrage, qu’une fois qu’il avait paru, tout le monde pouvait le reproduire et le répandre, il payait fort peu, et ce qu’il donnait ne suffisait pas à l’auteur pour vivre[1]. L’auteur n’avait donc d’autre resssource, s’il ne voulait pas mourir de faim, que de s’adresser à quelque personnage important et de solliciter ses libéralités.

On a fait remarquer aussi que ce qui nous paraît bas et humiliant dans cette nécessité était fort diminué alors, et presque dissimulé, par l’existence de la clientèle. C’était une institution ancienne, honorable, nationale, que protégeaient la religion et les lois. Le client ne se trouvait pas déshonoré par les services qu’il rendait à son patron et le salaire qu’il en recevait. Il ne semblait singulier à personne qu’un grand seigneur payât de son argent, aidât de son influence, nourrît dans sa maison une foule de gens qui venaient le saluer le matin, qui lui faisaient cortège quand il sortait, qui soutenaient ses candidatures, qui l’applaudissaient à la tribune et injuriaient ses adversaires ; que, parmi ces cliens, il donnât quelque place à des poètes qui chantaient ses exploits, à des historiens qui célébraient ses ancêtres, à des grammairiens qui lui dédiaient leurs ouvrages, personne aussi n’y trouvait à redire ; cette clientèle littéraire ne semblait rien avoir de choquant et profitait de la popularité dont l’autre jouissait. J’ajoute que ces écrivains, qui entraient ainsi dans la maison d’un grand seigneur, étaient en général de fort petits personnages qui n’avaient pas le droit de se montrer bien difficiles. Quelques-uns, comme Martial, avaient quitté une province éloignée, où ils vivaient misérablement, pour venir chercher fortune ; les autres étaient d’ordinaire d’anciens esclaves. À Rome, l’esclavage a recruté la littérature et les arts. C’était une spéculation, chez les maîtres d’esclaves, de donner à quelques-uns une très bonne éducation pour les vendre cher. Ceux-là devenaient souvent des hommes distingués dont on faisait des précepteurs ou des secrétaires, et qui étaient quelquefois aussi des écrivains et des poètes de mérite. Quand ils avaient conquis la liberté, qui ne leur donnait pas toujours la fortune, ils n’avaient rien de mieux à faire que de s’attacher à leur ancien maître ou à quelque patron généreux qui s’oifrait à les protéger. Pour des gens de cette origine, ce n’était pas déchoir ; au contraire, la clientèle était un progrès quand on sortait de la servitude. Voilà comment les gens de lettres ont été si

  1. Martial regrette de ne pas tirer de ses livres assez de profit pour acheter un petit coin de terre où il puisse dormir en paix (x, 84). Il nous dit ailleurs que ses vers se vendent et se lisent dans la Bretagne. « Mais qu’importe ? ajoute-t-il, ma bourse n’en sait rien. » Ce qui prouve que les libraires de ce pays ne le payaient pas.