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quelque chose dans ses Lettres à Necker sur le livre : de l’Importance des opinions religieuses. Il y professe, à la vérité, plus d’une doctrine qu’il abjurera plus tard, sur « l’indépendance de la morale, » et sur « l’indifférence en matière de religion ; » mais il y pose un principe qu’à travers toutes ses variations il n’abandonnera jamais : c’est que les remèdes se composent avec des poisons, que le bien s’engendre du mal même, et que les « têtes vraiment politiques » sont seules capables d’entendre cette haute chimie. Ce n’est pas ici le temps de discuter cette thèse de morale et de politique. Je la crois, pour ma part, aussi fausse que dangereuse. Mais rien sans doute n’est moins populaire, je veux dire plus aristocratique.

C’est ce qu’il y a d’aristocratique dans toute doctrine de ce genre, qui devait surtout empêcher Rivarol, un ou deux ans plus tard, de tourner à la révolution. Rien ne dut être plus sensible à son amour-propre que de voir, comme il disait, les « esprits les plus lourds de la littérature, » — c’étaient Sieyès et Mirabeau, — devenus brusquement « les plus profonds de l’assemblée. » Mais rien aussi ne dut lui paraître plus contradictoire à sa philosophie politique que de voir cette révolution, dont il acclamait, comme alors presque tout le monde, l’évidente nécessité, livrée dès son premier jour en proie aux instincts aveugles de cette populace « pour laquelle il n’est point de siècle de lumière, » et qui, en politique aussi bien qu’en philosophie, est « toujours au début de la vie. » Ce sont ses propres expressions que je cite. Non pas d’ailleurs que je veuille par là diminuer le mérite certain d’une conduite qui l’honora. — Seul ou presque seul, entre tous les gens de lettres, il sut demeurer fidèle à cette société qui, somme toute, les avait faits ce qu’on les avait vus devenir. L’ancien régime n’avait été moins tyrannique à personne peut-être qu’à l’écrivain. Rivarol s’en souvint, à l’heure où, s’il n’y avait pas encore quelque danger, du moins y avait-il déjà quelque abnégation de sa part à s’en souvenir. Il fit plus, et s’il ne se jeta pas, comme La Harpe et comme Chamfort, à corps perdu dans la révolution, il ne se dissimula pas dans la retraite, comme Marmontel et comme Morellet. Il combattit. La Bastille n’était pas prise encore qu’il faisait paraître les premiers numéros du Journal politique national ; et quand son journal eut cessé de vivre, il fut au premier rang des rédacteurs des Actes des apôtres. — Mais, dire là-dessus qu’il entra dans ses résolutions autant de calcul que d’entraînement, ou de réflexion que d’instinct, ce n’est pas rabattre, j’imagine, de ce qu’elles eurent d’ailleurs de généreux, ou même de presque chevaleresque, c’est seulement montrer qu’un homme aussi compliqué que Rivarol n’obéit pas à des motifs simples. Ce qui semble bien prouver que nous ne nous trompons pas sur les causes multiples de son choix, c’est, au milieu des polémiques ardentes et furieuses de