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nous ne saurions procéder avec trop de prudence et de patience, je ne sais quelle faculté de divination qui préviendrait, si même il n’est pas permis de dire qu’elle provoquerait les découvertes de l’érudition. Je doute après cela que Rivarol eût été fait pour réussir dans la recherche érudite, philologique ou linguistique. Il excellait dans l’art dangereux de simuler la connaissance de ce qu’il ne savait pas, mais il manquait d’application et d’esprit de suite. Ce Discours, qui ne dépasse pas une soixantaine de pages, est absolument la seule œuvre de quelque teneur qu’il ait pu ordonner sans trop de confusion. Mais il est certain qu’il fait penser, et non moins certain que beaucoup des idées qu’il éveille conduisent l’esprit sur la voie de la vérité.

Le Discours avait signalé Rivarol. Un an plus tard, en 1784, sa traduction de l’Enfer le classait. Nous n’avons pas la lettre où Frédéric déclarait à l’auteur « que, depuis les bons ouvrages de Voltaire. Il n’avait rien vu de meilleur en littérature que son Discours, » mais nous avons celle où Buffon le félicita de sa traduction de l’Enfer comme d’une « création perpétuelle, » Pour nous, qui savons aujourd’hui que ni Buffon, ni Frédéric n’étaient peut-être assez avares de ces sortes d’éloges, ils ont un peu perdu de leur prix. En 1784, et Voltaire étant mort, ils étaient tout ce que pouvait souhaiter un écrivain comme Rivarol. On ne s’explique donc pas qu’il n’ait pas poursuivi sa veine. Elle était tout indiquée. Si ceux qui l’avaient entendu causer savaient depuis longtemps à quel point il était doué du talent, ou plutôt du génie de l’expression, ceux qui venaient de le lire l’attendaient au plein effet le ce que le Discours et la traduction contenaient de promesses. Lui-même sentait le besoin qu’avait la langue sèche, et presque algébrique, des d’Alembert, des Condillac, des Marmontel, des La Harpe d’être enfin vivifiée. Il avait presque entrevu l’une des directions à prendre, et que le moment s’approchait de faire entrer dans le grand courant de l’usage un choix au moins de tout ce que l’investigation scientifique du siècle finissant avait créé de mots nouveaux, d’alliances neuves, de métaphores naturelles. Cependant il tourna court. Et, comme épuisé par le grand effort qu’il avait fait, ce ne fut même qu’après trois ans de repos qu’il fit paraître le Petit Almanach des grands hommes pour l’année 1788.

Il n’y a pas de plus mauvais Rivarol : « Jamais mission de police littéraire ne fut plus strictement et plus joyeusement accomplie, » nous dit ici M. de Lescure. Je ne puis partager son avis. Ce n’est pas une œuvre de police littéraire que celle où, comme le déclarait expressément l’auteur lui-même, on ne prétendait s’en prendre qu’aux renommées qui n’existaient pas. Les Sainte-Beuve ne partent pas en guerre contre les Ponson du Terrail. Quand les œuvres elles-mêmes n’offrent pas une certaine consistance, il n’y a rien de plus puéril que d’attaquer