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leurs raisons. Si grave que soit leur humeur, si dur que soit te combat pour la vie, les Innuits ont leurs heures de repos, leurs délassemens, leurs plaisirs et leurs jeux, ils s’amusent à former avec des muscles de rennes des entrelacs compliqués et toute sorte de figures, dans lesquelles leur imagination candide croit reconnaître des loups, des ours ou des baleines. Avec des peaux tannées qu’ils tendent sur de grands cerceaux ils se fabriquent des tambourins, dont le son les met en joie, et celui qui en joue le mieux est un homme fort recherché ; ce sont là leurs symphonies et leurs opéras. Ils ont aussi des repas priés ; ils aiment à se réunir pour dévorer ensemble un grand plat d’ujuk ou viande cuite, accompagné de beaucoup de graisse de poisson, après quoi on allume une pipe qui passe à la ronde de bouche en bouche. Ils aiment surtout à se rassembler pour discuter pendant des heures quelque question depuis longtemps résolue, sur laquelle tout le monde est d’accord. On fait assaut d’éloquence, on s’agite, on gesticule ; c’est peut-être une façon de se réchauffer. Les femmes elles-mêmes ont leurs réunions, leurs ripailles, et par intervalles, oubliant les coups qu’elles ont reçus, ces pauvres esclaves ont presque l’air de trouver que la vie a du bon.

Au cours de leurs explorations, nos voyageurs éprouvèrent plus d’une surprise. Après avoir épuisé les horreurs d’un hiver qui n’avait été qu’une longue nuit, ils furent bien étonnés d’apercevoir parmi des mousses encore tachetées de neige des corolles d’un rouge pâle et de petites violettes sans parfum, qui se hâtaient de fleurir. Ils ne pensaient pas qu’on pût cueillir des fleurs si près du pôle. La Terre du roi Guillaume leur ménageait d’autres étonnemens. Dans ce lugubre pays où le silence polaire n’est interrompu que par des bruits rauques, par le cri de l’épervier et du goéland, par le hurlement des loups, par les abois du phoque, ils entendirent tout à coup au-dessus de leur tête les trilles joyeux d’un oiseau de la famille des bécasses, dont les notes argentines rappelaient le gazouillement et les extases de l’alouette se grisant d’air, de vent et de soleil. Mais ce qui les étonna plus que tout le reste, ce fut de découvrir que les femmes des Esquimaux savaient chanter.

Tels sont les souvenirs mêlés qu’on recueille dans un voyage chez les Innuits et qu’on rapporte à Boston ou à New-York. On n’oubliera jamais les mornes solitudes où l’on a eu faim et soif, les plaines blanches et leurs brouillards, les morsures d’un froid de 55 degrés, les ouragans qui emportent tout, les glaçons où se prélassent des morses, les combats furieux que se livrent des chiens et des loups ; mais on se souvient aussi d’avoir vu des gazons pleins de pâquerettes fleuries et d’avoir aperçu dans une maison de neige, à côté d’un homme qui ronflait, une femme accroupie qui allumait sa lampe et qui chantait.


G. VALBERT.