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Relever les murailles écroulées d’Ilion, évoquer dans son caractère farouche et héroïque ce terrible épisode de l’histoire légendaire, le faire revivre par la furie du mouvement et le naturel des attitudes, en donner l’impression d’épouvante, restituer de toutes pièces ces guerriers, avec leurs types, leurs costumes, leurs armures, se tenir au point juste entre l’exagération archaïque et la convention surannée, entre le ridicule et la banalité, il faut pour cela un autre entendement que pour copier un défilé de voitures devant l’église de la Madeleine, ou coucher une femme nue sur une table à modèle. Dans les œuvres de cette sorte, les dons objectifs de l’œil ne sont qu’accessoires, la main n’est que l’humble servante de la pensée. C’est donc l’intelligence du sujet, ce signe suprême du peintre d’histoire, qui distingue avant tout M. Rochegrosse. Cette scène de carnage est bien telle qu’il la fallait peindre, n’en déplaise à ceux qui n’ont pas regardé la table iliaque, à ceux qui n’ont pas lu chez Pausanias la description du Sac de Troie, peint par Polygnote dans la Lesché de Delphes, à ceux mêmes qui ont oublié les vers de Virgile :


Plurima perque vias sternuntur inertia passim
Corpora, perque domos et religiosa deorum
Limina…


Avec leurs casques à triple aigrette et à ailettes, leurs pots-en-tête à haut cimier de queues de cheval, leurs cottes d’armes de cuivre rouge, leurs cnémides d’airain et leurs épées de bronze, ces Grecs sont bien des Grecs, non point les Grecs des carrousels, non point les Grecs de la Comédie-Française, les soirs où l’on joue Phèdre ou Andromaque, non point même les Athéniens des Panathénées de Phidias, mais les Grecs des sculptures d’Égine et du bas-relief de Marathon, les Hellènes des plus anciens vases peints, les Achéens contemporains des murs de Tyrinthe et de Mycènes. Ou a reproché au jeune peintre une trop grande recherche d’archaïsme. Il faudrait plutôt lui reprocher de n’avoir pas été absolument fidèle à cet ordre d’idées. Ainsi l’escalier dont les marches sont si régulièrement ajustées et si bien parementées jure avec l’appareil primitif de la muraille. Il semble qu’on devait accéder au sommet du rempart soit par des remblais de terre, soit par des gradins ménagés dans la masse granitique. En admettant qu’il y eût un escalier, les marches en étaient abruptes et sans arête, et il n’avait pas de rampe à large tablette comme un perron Louis XIV. Nous nous étonnons aussi du tabouret brisé du premier plan, qui porte trop visiblement le millésime de 1883. Si nous faisons ces petites chicanes à M. Rochegrosse, c’est qu’il les provoque par sa recherche savante du détail. Nous ne