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Beaucoup d’autres raisons de ce genre pourraient être alléguées pour expliquer ce fait, tout autrement que ne le fait le docteur Jacoby sous l’empire d’une idée unique.

De même, quand on vient nous dire que non-seulement les aristocraties sont condamnées à une disparition rapide, mais que dans le temps très court qui leur reste à vivre, elles sont vouées à une sorte de décadence intellectuelle et morale, et qu’après avoir donné à un pays la fleur brillante des plus belles vertus militaires et les fruits substantiels des plus grandes capacités politiques, elles descendent, par une sorte d’épuisement fatal, à un rôle inutile et de pur apparat, je reconnais là une fatalité. Mais d’où vient-elle ? Est-ce une conséquence de ce patrimoine intellectuel et moral, accumulé dans une race et qui l’épuisé ? Ne serait-ce pas plutôt l’effet des conditions de la société nouvelle où ces aptitudes ne trouvent pas leur usage ni ces dons leur emploi ? Pense-t-on que les démocraties soient très encourageantes et très hospitalières pour les races nobles qui ont joué un si grand rôle autrefois dans l’histoire de la nation ? Est-ce s’aventurer trop que de dire que cela même qui les rendait jadis si chères et si précieuses à d’autres régimes les rend suspectes aux régimes nouveaux, et qu’il n’est pas de cause plus dissolvante pour des mérites héréditaires que d’être rejetés par une sorte de défiance ou de jalousie sociales, d’être paralysés par les circonstances et de se sentir inutiles ? — Il se passe quelque chose de spécial qui mérite d’être signalé pour l’aristocratie du talent. On s’étonne que la famille d’un grand poète ou d’un grand savant descende rapidement du sommet où l’a élevée un effort superbe et solitaire du talent ou du génie. On veut expliquer cela par une dépense excessive de la substance nerveuse qu’un seul a consommée pour lui et qui amène une irrémédiable décadence dans sa race. Ce sont là des raisons bien hypothétiques, bien vagues, et qui ne doivent pas se substituer aux causes directement observables et manifestes. D’abord, c’est un fait, et nous en avons démontré l’exactitude, que ni le talent ni le génie ne sont héréditaires. Et puis, quand un niveau élevé a été atteint dans une famille par suite de quelque accident heureux, il faut pour le maintenir presque autant d’énergie morale qu’il en a fallu pour y atteindre. Mais qui peut répondre que cette énergie se perpétue longtemps au même degré, et que les grands efforts durent au-delà d’une génération ou de deux ? La volonté ne serait pas ce qu’elle est, si elle était toujours égale à elle-même, toujours tendue dans un effort égal, toujours également heureuse avec les hommes ou avec les choses, il est de son essence même d’avoir des caprices, des défaillances, des retours en arrière. Elle est une faculté humaine, souple, diverse,