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diminue les efforts de l’esprit, chaque individu n’ayant à penser qu’à une chose, ce qui deviendrait à la longue un obstacle au développement intellectuel dans les populations très civilisées. Tout n’est donc pas profit et gain dans le progrès apparent, ni en industrie, ni ailleurs. Et, dans quelques pages excellentes, que je me plais à résumer, M. de Candolle signalait dès 1873 les causes nombreuses qui amènent pour le genre humain ou pour les nations une sélection dans le mauvais sens ou un arrêt de sélection. L’histoire, dit-il, est d’accord avec la théorie pour montrer à quel degré le progrès intellectuel et moral de l’humanité est irrégulier et douteux ; il y a à cela bien des causes. Des populations d’élite ont disparu entièrement ; des invasions de barbares continuent toujours, sous la forme des émigrations en masse de prolétaires chinois, irlandais et autres dans les pays civilisés d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs un fait reconnu que ce sont les familles les moins intelligentes et les moins prévoyantes qui ont le plus d’enfans, et, dès lors, il est à craindre que le progrès de l’intelligence ne subisse des momens d’arrêt. — La marche des faits naturels n’est pas nécessairement conforme à l’idée que nous nous faisons de ce qui est bon ou mauvais. La théorie de M. Darwin sur l’adaptation des êtres organisés au milieu et aux circonstances ne s’accomplit pas toujours dans le sens du perfectionnement de l’organisme physiologique ou social tel que nous l’entendons. Le monde est peuplé aujourd’hui d’une infinité d’espèces végétales et animales peu développées. Ces êtres inférieurs sont tout aussi bien adaptés aux circonstances actuelles, puisqu’ils existent, que d’autres que nous appelons supérieurs. De même pour les races et les familles humaines : les plus grossières sont quelquefois mieux que les autres adaptées aux conditions de la vie. Ainsi les nègres résistent parfaitement aux climats équatoriaux, et, dans nos pays civilisés, certaines populations de prolétaires s’accommodent pour vivre de conditions misérables que d’autres ne pourraient pas supporter. Si donc il arrive à se produire dans l’avenir des hommes plus intelligens et plus clairvoyans qu’aujourd’hui, il y en aura aussi, et beaucoup, de moins intelligens et moins prévoyans, à côté d’eux ou ailleurs, qui convoiteront leurs biens et se moqueront de leurs droits. L’optimisme est très agréable, puisqu’il séduit les hommes les plus positifs, mais il n’est pas conforme aux faits du passé ni aux faits probables pour l’avenir. La sélection et l’hérédité ne peuvent influer dans le sens du progrès, si l’on s’en rapporte aux conditions connues et vraisemblables, que d’une manière douteuse, temporaire et extrêmement lente[1]. Ce serait donc une

  1. A. de Candolle, Histoire des sciences et des savans depuis deux siècles. — La Sélection dans l’espèce humaine, p. 422-426.