Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/554

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sous le rapport physique par la conservation artificielle de ses membres les plus faibles ; la seconde, c’est que la qualité d’une société baisse sous le rapport intellectuel et moral par la conservation artificielle des individus les moins capables de prendre soin d’eux-mêmes. On voit d’ici les conséquences immédiates, la condamnation d’une sotte et active compassion, charité ou philanthropie, qui intervient en faveur des infirmes et des incapables pour contrarier le travail salutaire de la nature, ce travail d’élimination par lequel la société, livrée aux lois naturelles, s’épurerait continuellement d’elle-même ; l’interdiction du mariage, ou bien « à ceux qui se trouvent dans un état marqué d’infériorité de corps et d’esprit, ou bien à ceux qui ne peuvent épargner une abjecte pauvreté à leurs enfans, car la pauvreté est non-seulement un grand mal en soi, mais elle tend à s’accroître en entraînant à sa suite l’insouciance dans le mariage[1]. » Il y a lieu d’aviser, s’écrie M. Spencer, reprenant à son compte cette même idée ; si les gens prudens évitent le mariage, tandis que les insoucians s’y précipitent, d’autre part, si une générosité inconsidérée, bornée dans ses vues, arrive, en protégeant les incapables, à produire une plus grande somme de misère que l’égoïsme extrême, il reste qu’il faut à tout prix et le plus promptement possible modifier les arrangemens sociaux de manière qu’au rebours de ce qu’ils font aujourd’hui, ils favorisent à l’avenir la survivance et la multiplication des individus les mieux doués et s’opposent à la multiplication et même à la conservation des autres. — Ce sont là quelques-unes des applications qu’on peut faire de la biologie au gouvernement des sociétés humaines ; elles sont graves, elles pourraient devenir redoutables.

Tout cela est très logique ; ce sera la matière des prochains décrets que rendra la science dès qu’elle sera devenue la maîtresse de la vie humaine. En même temps que s’établira sur des bases nouvelles une oligarchie très autoritaire, se fondera sous sa direction l’ère de l’humanité renouvelée par ces lois, héritière d’une vigueur, d’une santé, d’aptitudes toujours croissantes, transmissibles avec le sang, destinée à représenter dans tout leur éclat les deux principes sociologiques de l’avenir, la sélection et l’hérédité, qui, bien administrées, procureront à nos descendans une prospérité sans limite. — Mais voici qu’à la loi du progrès par l’hérédité s’oppose une loi toute contraire, celle du déclin amené par la même cause. Sur ce point, comme sur tant d’autres, se produit une de ces apparentes antinomies qui sont le désespoir de la raison. Je crains que les espérances de M. Spencer ne soient trouvées vaines et qu’il ait eu tort de voir dans le progrès une

  1. Darwin, la Descendance de l’homme, traduction française, t. II, p. 438.