Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/545

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
II

La même illusion qui avait fait croire d’abord qu’on tenait dans l’hérédité la clé de la nature humaine, qu’elle en ouvrait toutes les parties mystérieuses, que la psychologie individuelle n’aurait bientôt plus de secrets, cette illusion s’est étendue à l’organisme social tout entier. Le même principe expliquant la naissance et le développement des sociétés humaines, on a pensé mettre la main sur le ressort universel de la civilisation, sur l’agent infaillible du progrès ; et quelques esprits hardis n’étaient pas éloignés de croire que, par une sélection intelligente et continue, combinée avec l’hérédité, on arriverait à diriger presque à coup sûr l’évolution sociale, à l’administrer scientifiquement. On déléguait à la science, dans un rêve grandiose, le soin de pourvoir à la marche du genre humain et à la préparation de l’avenir ; elle deviendrait quelque chose comme une Providence terrestre, dont le siège serait le cerveau de quelques savans. Il dépendrait d’eux de faire éclore sur ce pauvre globe un paradis industriel, économique, où l’humanité, épurée par une hérédité toujours progressive, riche de tous les biens accumulés du passé, n’en laissant jamais rien perdre et les augmentant sans cesse, verrait enfin des jours heureux briller sur sa vieillesse, où la guerre s’éteindrait, où la haine sociale se convertirait en amour, où la misère disparaîtrait. Beau rêve de philanthropes darwinistes, qui semble aujourd’hui se dissiper, après quelques années d’illusions, et qui est venu se briser, comme tant d’autres, contre des réflexions tardives et des observations plus précises.

Étudions d’abord les faits qui ont donné lieu à ces grandes espérances et qui d’ailleurs ont leur intérêt dans le présent et dans le passé de l’espèce humaine, en dehors des applications exagérées qu’on a voulu en déduire pour l’avenir.

Parmi les conséquences sociales de la loi d’hérédité se place au premier rang l’institution de familles privilégiées, investies par l’opinion de certaines aptitudes qui avaient désigné à l’origine leurs chefs ou fondateurs pour certaines fonctions supérieures, le gouvernement, le commandement militaire ou simplement une autorité morale de conseil et d’influence. L’hérédité naturelle est la base de l’hérédité instituée. Voilà ce qu’explique très bien M. Ribot dans un chapitre où il ne s’agit que d’histoire et où il nous offre l’occasion et le plaisir trop rares d’être d’accord avec lui[1]. Il montre que tous les peuples ont eu une foi, au moins vague, à la transmission des capacités, que

  1. L’Hérédité psychologique, IIIe partie, chap. IV.