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combien le tour d’imagination ou la forme d’esprit, le cours mobile des passions, certaines épidémies morales peuvent introduire, à différentes époques, de changemens apparens dans l’expression des naturels analogues ou même, au point de départ, identiques. Les mêmes types peuvent, selon les siècles, subir des transformations qui ne sont étonnantes qu’en apparence. Que de variétés historiques dans un seul type, par exemple celui de l’homme d’action, sans principe ni préjugé d’aucune sorte, aventurier au XVIe siècle, promenant sa rapière indifférente et mercenaire à travers les petites cours d’Italie, condottiere ou capitaine à gages, souteneur toujours prêt de toutes les causes qui le paient ; officier de fortune au XVIIe siècle, à travers les grandes guerres de l’Autriche, de la France et de la Prusse ; soldat discipliné sous le génie de Napoléon, rêvant d’un bâton de maréchal ou d’un trône à travers les champs de bataille de l’Europe ; plus tard spéculateur effréné attirant et jetant sans garantie le patrimoine de cent familles dans les luttes sans merci de la Bourse ; ou bien encore, politique sans scrupule, changeant à temps d’opinion et de parti, risquant son enjeu dans toutes les grandes parties qui se jouent au nom du peuple, espérant toujours que, dans cette mobilité vertigineuse des partis, la chance tournera aujourd’hui ou demain en faveur de la cause à laquelle il s’est momentanément engagé ! Au fond, n’est-ce pas toujours le même personnage qui se renouvelle selon les temps ? — Tel autre qui eût été volontiers au XIVe siècle un moine rêveur et doux, pacifié par une foi non discutée, sous une règle acceptée, écrivant au fond d’une cellule quelque traité sur l’Internelle consolation, ne vous étonnez pas si vous le retrouvez parmi nous, dans ce temps de critique universelle, transformé par l’esprit du siècle, savant de toute la science humaine, toujours doux et pacifique, mais s’efforçant de ne plus croire à l’invisible, le bénédictin du positivisme. — Imaginez maintenant le poète sensible du XVIIIe siècle, l’élève de J.-J. Rousseau, celui qui ne demandait qu’à toucher les cœurs, à verser quelques pleurs ou à en faire répandre, et pour qui l’émotion était une vertu suffisante, vous le retrouverez parmi nous, mais transfiguré par la mode (puisqu’il y en a une dans les idées) ; c’est quelque romancier, naturaliste à outrance, vivisecteur implacable, analyste impassible des infirmités humaines, ou quelque poète qui confondra le lyrisme avec l’épilepsie, en proie à je ne sais quel démon inconnu et que ses nerfs surexcités, non sans quelque artifice, secouent horriblement pour arriver à secouer les nôtres. La sensibilité de Jean-Jacques est devenue une névrose ; c’est dans l’air et dans l’esprit du temps. — Et l’égoïste, sous combien de déguisemens il peut s’offrir à nous ? Il a pu être avare il y a deux siècles, à une époque où le crédit n’était pas inventé, où l’on enfouissait son