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ainsi concourir à faire de ce moi une résultante de circonstances accumulées et fatales, le miracle, c’est que l’individualité du caractère ou celle de l’intelligence puisse se maintenir. Comment et à quelles conditions peut se conserver dans le monde l’originalité morale et intellectuelle qui seule donne à la vie son intérêt et son prix ?

Mais avant tout, nous devrons écarter du débat les récentes théories de l’empirisme anglais qui ont poussé à leurs dernières limites les applications de l’hérédité. Selon MM. Herbert Spencer et Lewes, les formes de la pensée ne sont, comme les formes de la vie, que le dernier terme d’évolutions antérieures. L’erreur commune de Descartes et de Kant est d’avoir pris comme type d’étude l’esprit humain adulte, et considéré les conditions actuelles de la pensée comme des conditions initiales, des aptitudes innées, des préformations, Ce qui constitue l’intelligence, c’est l’expérience de la race, organisée et consolidée à travers un grand nombre de générations. L’idée de l’évolution est appliquée en toute rigueur à l’origine des idées ; le développement mental accompagne fidèlement le développement du système nerveux qui le produit et qui l’exprime. Les expériences individuelles ne fournissent que les matériaux concrets de la pensée. Le cerveau représente une infinité d’expériences reçues pendant l’évolution de la vie en général ; les plus uniformes et les plus fréquentes ont été successivement léguées, intérêt et capital, et elles ont ainsi monté lentement jusqu’à ce haut degré d’intelligence qui est latent dans le cerveau de l’enfant, et qu’il léguera à son tour, avec quelques faibles additions, aux générations futures[1]. — Il en va de même pour la genèse des idées morales. Elles ne procèdent pas autrement que les formes de la pensée. Il n’y a pas un code de morale inné, ni en puissance ni en acte, dans l’entendement humain. Toutes les idées fondamentales moulées dans notre cerveau par l’expérience des siècles se sont créées successivement et transmises avec les modifications de la structure organique. Nul fait de conscience n’échappe à cette explication universelle : ni les sentimens, ni la volonté, ni le phénomène moral dans toutes ses délicatesses et sa complexité. Les vraies bases d’une théorie du bien devront être cherchées dans la biologie et la sociologie ; le seul bien que nous puissions concevoir, c’est l’équilibre définitif « des désirs internes de l’homme et de ses besoins externes, » en d’autres termes, l’harmonie entre la constitution organique de chacun et les conditions de l’existence sociale, qui est à la fois l’idéal moral et la limite vers laquelle nous marchons. La morale se constitue graduellement par les lois empiriques des-actions humaines, reconnues chez

  1. Spencer ; Principes de psychologie, synthèse spéciale.