Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/468

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

générale, non pas dans un petit théâtre, mais dans un grand, non pas dans un théâtre libre, mais dans un théâtre subventionné par l’état, non pas d’un ouvrage qu’on pût négliger sans honte, mais d’une œuvre acclamée par toute l’Europe et que l’honneur commandait de nous rendre au moins avec le soin que le directeur d’une petite ville d’Allemagne, d’Amérique, d’Angleterre ou d’Italie avait mis à la produire : j’ai vu à l’Opéra-Comique la répétition générale de Carmen. Les acteurs, les choristes, les figurans étaient en habit de ville ; aucun décor, du moins aucun décor complet, n’était planté sur la scène ; la plupart des mouvemens n’étaient qu’à peine réglés ; quelques-uns étaient essayés, ce jour-là, pour la première fois : c’était la dernière répétition générale.

Le surlendemain, malgré la protestation des auteurs, qui demandaient au moins une répétition générale avec décors et costumes, une répétition, une seule, — qu’en eussent dit Molière et La Grange ! — où les mouvemens de scène fussent ordonnés ; malgré les avis, les plaintes, les objurgations de toute sorte, M. le directeur de l’Opéra-Comique, maître chez lui comme un négrier à son bord, donnait la première représentation de la pièce. M. Perrin était dans la salle : est-ce le lendemain qu’il écrivit ces lignes : « Le moindre heurt, une maladresse, un écart, peuvent compromettre l’effet d’une belle scène, faire éclater le rire lorsqu’on comptait sur les larmes, changer la fortune d’une pièce et la faire tourner en désastre ? » Assurément ce ne fut pas le cas : la grâce de l’ouvrage fut la plus forte ; et M. Sarcey, par un certain tour, pourrait triompher de cet exemple : « Voilà, me dirait-il, un opéra dont la mise en scène si détestable et qui cependant réussit à miracle ; vous voyez bien que cette partie de l’art n’a qu’une faible importance ! » Je lui répondrais que, si la mise en scène de Carmen eût été bonne, le plaisir du public, quelque vif qu’il fût, s’en serait encore avivé ; au moins n’eût-il pas manqué à chaque instant d’être gâté par la rupture de l’illusion théâtrale. J’inviterai M. Carvalhe à méditer l’opuscule de M. Perrin.

Si de pareils manquemens à l’art sont possibles à l’Opéra-Comique et lorsqu’il s’agit de Carmen, que sera-ce pour un ouvrage moins digne de respect, dans un théâtre de comédie ou de drame, dont le directeur est tenu seulement de suivre la voie de son intérêt, — qu’il ne connaît pas toujours ? Si l’on réfléchit à quel degré de bassesse peut rester presque partout cet ait de la mise en scène auquel Molière, selon le témoignage de La Grange, attachait tant de prix, on trouvera bon que justement l’administrateur de la maison de Molière s’efforce de le pousser plus haut. Qu’il n’atteigne pas toujours où il vise, qu’il ne donne pas toujours, au spectateur « la sensation de la vie vraie, » qu’il n’ordonne pas toujours ses comédiens « selon la logique de la scène et de la situation, » c’est possible et même certain ; mais au moins sait il qu’il faut