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où ses yeux s’abaissent ; ne lui demandez pas de vers, il vous ferait un discours, et sur les finances, encore. Pourtant, sa mine lassée nous le dit, la politique n’a pas mieux contenté son âme que la poésie et l’amour ; il s’ennuie, il persuadera à la France qu’elle s’ennuie avec lui, et il leur faudra une révolution pour se désennuyer. — D’autres portraits complètent ce tableau vivant si ingénieusement composé. M. de Rémusat attend son tour de parole, mais avec moins d’ardeur que ses grands rivaux ; ce visage est bien trop fin, trop sceptique, pour apporter de la passion aux affaires et mettre un prix démesuré aux portefeuilles ; si le bon vent lui en apporte un, il le saisira avec adresse ; s’il le perd, il reviendra s’en consoler avec les lettres et les muses, il retournera demander à son ami Abélard comment la philosophie enseigne à supporter toutes les pertes. Non moins spirituelle et fine est la physionomie du comte Molé, dans un des meilleurs portraits d’Ingres ; le noble pair, un peu dégingandé, se dandine dédaigneusement ; il devait être ainsi à l’Académie, le jour où il cribla d’épigrammes le malheureux Alfred de Vigny et le renvoya tout meurtri dans sa tour d’ivoire. Ary Scheffer, que nous voyons là-bas à côté de sa mère, a peint plus loin Villemain et Lamennais, réunis côte à côte par le hasard. Villemain professe, sa parole et son geste affirment ; Lamennais, très dramatique d’attitude, réfléchit et doute ; tout ce pauvre front est contracté par la lutte intérieure. Est-ce comme lettrés qu’ils sont ici ? Ce n’est pas probable ; ils se rapprochent de la tribune, Lamennais pour retrouver une chaire, Villemain parce qu’il tient pour axiome que la littérature mène à tout, pourvu qu’on en sorte. Scheffer a mis une note touchante dans ce grave concert ; la vieille mère de Guizot, assise derrière son fils, attentive sous ses coiffes, écoute la parole de son enfant, jouit avec recueillement de son génie et de sa gloire.

Tout ce monde a les yeux tournés vers le marbre de la tribune, la pierre d’aimant de cette salle ; en est-elle donc la seule puissance ? Non. Regardez, en face d’elle, le plus beau de ces portraits, le portrait du siècle, celui qui tue tous les autres. C’est l’enfant que nous avions vu aux mains de Greuze, Edouard Bertin ; Ingres l’a peint à son tour, au seuil de la vieillesse, et en a fait un chef-d’œuvre incomparable. On a tout dit depuis longtemps sur cette toile au point de vue de l’art ; je voudrais seulement me demander si l’habileté de l’ouvrier suffit à expliquer la fortune exceptionnelle de certains tableaux. Je ne le pense pas. Nous ne les plaçons si haut que parce qu’ils symbolisent clairement une époque ou une idée maîtresse. C’est le cas ici. Cet homme qui a une telle conscience de sa force, qui appuie avec tant d’assurance ses mains robustes sur ses genoux, c’est plus qu’un homme, c’est un pouvoir nouveau :