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En face, si Napoléon a le temps de s’en occuper, Gérard a groupé sous ses yeux de fort aimables personnes. Mlle Duchesnois porte son carquois sur un costume mythologique ; Mlle Georges ne porte que sa belle tête sur ses épaules sculpturales, et nous sommes loin de nous en plaindre. Au-dessus des actrices, les femmes de la cour et quelques-unes qui la boudent, mais timides et réservées, sachant que ce moment du siècle ne leur appartient pas. Bien peu d’années se sont écoulées, depuis que nous avons quitté la salle de Louis XVI et de la révolution : comme tout ce monde a déjà un air différent des airs d’alors ! Là-bas, de l’enjouement, de la gaîté, les hommes mêmes souriaient, et même les membres du comité de salut public : les têtes fermentaient, pleines d’idées naïves et ardentes. Ici, on est grave, rembruni, compassé, on a vu se dérouler des événemens terribles, on n’est pas sûr du lendemain, et puis il faut se composer un maintien de cour. Là-bas, les femmes regardaient à terre, regardaient les hommes ; ici, quelques-unes lèvent les yeux au ciel, d’autres les tiennent fixés dans le vague, sur des paysages ossianesques ; on se fait volontiers peindre sur des fonds de montagnes ou de mers ; on a des aspirations infinies et mélancoliques ; je gage que ces femmes sont un peu moins spirituelles et plus vraiment tendres que leurs aînées ; beaucoup ont fait retour à Dieu, toutes attendent quelque chose à adorer et se laisseront facilement prendre aux idées sublimes, voire même aux paroles pompeuses. Les âmes sont préparées, émues, lassées, un peu crédules : apparaissez, Chateaubriand.

Au fait, où est-il, lui qui devrait balancer Napoléon dans notre curiosité ? Je sais bien que ce n’est ni le temps ni le quartier des hommes de lettres, des idéologues ; je n’en vois aucun, excepté l’inoffensif Ducis. Mais René ne saurait manquer, pas plus que Mme Récamier, la reine de beauté dont le nom radieux illumine, le lever du siècle et fait penser à la parole du Cantique : « Ton nom est comme un parfum répandu. » — Avez-vous vu dans un bal un couple très épris quitter furtivement le salon pour s’isoler dans les jardins ou dans les galeries peu fréquentées ? Ainsi a fait Chateaubriand. Il est descendu, il a suivi Mme Récamier dans la solitude du grand vestibule. Peut-être aussi lui déplaisait-il de tenir ses états dans la même pièce que Bonaparte, peut-être espérait-il, en s’allant exposer devant la porte d’entrée, que les visiteurs pressés s’arrêteraient là et diraient : Voilà l’homme du siècle ! Hélas ! les visiteurs montent plus haut et trouvent Napoléon. MM. les organisateurs ont-ils voulu taquiner le père d’Atala ? Ils viennent de suspendre dans son voisinage un autre portrait de l’empereur, celui de Lefèvre ; en outre, ils l’ont méchamment placé sur un retour du portant où se trouve Mme Récamier, qui tourne le dos au soupirant