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le premier plan masque tout le reste ; à distance, notre imagination maîtrisée par la tragédie qui se joue sur le théâtre, ne nous laisse plus d’yeux pour voir le parterre et la foule placide des spectateurs. Ce monde-là, qui est tout le monde, poursuit la lutte du pain quotidien, vaque à ses affaires et à ses plaisirs ; il danse comme Vestris, se grime comme Potier, se fait peindre en Turque, comme Mme de Nauzières, tout au moins il vit, comme Sieyès ; il oublie tout pour sa passion maîtresse, comme ces deux pêcheurs à la ligne que j’aperçus, le 23 mai 1871, sous les arches du pont de la Concorde. La bataille hurlait dans Paris, le Louvre brûlait, nos généraux venaient d’occuper le Palais-Bourbon, les obus des batteries de Montmartre balayaient encore la place Louis XV ; immobiles à leur poste favori, mes deux pêcheurs laissaient passer la commune, poursuivaient leurs succès, et n’avaient d’angoisses que pour les tressaillemens du fil sollicité par le goujon.

La belle dame si imprudemment fourvoyée jusque dans le camp ennemi nous y a entraînés trop vite ; avant d’abandonner le vieux monde à sa chute, rentrons encore dans sa grâce, saluons quelques-uns de ceux qui vont mourir : le roi, flasque et pâle, un spectre déjà, dans l’insignifiant tableau de Duplessis ; au-dessous de lui, l’enfant royal, un Louis XVII qui joue avec sa croix de l’ordre, un portrait minuscule, comme si le pauvret espérait échapper aux yeux qui le guettent, là tout près, sur le mur où sont les bourreaux. Le livret de l’exposition attribue cette toile à Fragonard le fils. Ceci m’inquiète. Le livret veut bien ajouter que Fragonard le fils est né en 1780 ; le peintre aurait été un enfant prodige s’il avait fait le portrait du dauphin. Ce chérubin joufflu serait plutôt du père, Jean-Honoré, que nous voyons tout à côté, peint par lui-même avec la sévérité et la minutie d’un Hollandais ; à moins que ce tableautin ne soit un faux Louis XVII, et qu’il n’y ait là un nouvel usurpateur à ajouter sur la longue liste de ceux qui ont dérobé le nom du petit martyr. — Encore un bel enfant, et qui ne périra pas, celui-là, car il est né coiffé : Greuze a bien voulu le peindre au sortir du berceau ; en avançant de quelques pas et d’un demi-siècle, nous le retrouverons dans le chef-d’œuvre d’Ingres. C’est Edouard Bertin. Passer des mains de Greuze à celles d’Ingres ! L’honneur est enviable, mais c’est varier beaucoup, même pour un grand journaliste. — Avez-vous jamais rêvé que le ciel vous accordait le don de seconde vue et que vous erriez parmi vos contemporains, en lisant sur leurs fronts comment la fortune ou la fatalité les marque à bref délai pour des destinées diverses ? Reculez-vous par la pensée dans la société si vivante qui nous occupe, refaites-vous un des siens ; la seconde vue de l’histoire vous donnera le pouvoir effrayant que vous souhaitez. Nous venons de l’éprouver