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moyen de rapporter à un centre toutes ces scènes éparpillées ; supposons des cheminées qui se racontent l’histoire des riches traitans ou des pauvres diables, qui se chauffent à leur foyer : nous avons l’Entretien des cheminées de Madrid. C’est un peu artificiel encore, mais nous avons encore par devers nous l’exemple, de Cervantes et le célèbre Dialogue des chiens Scipion et Bergansa. — La supposition de Luis Velez de Guevara n’a-t-elle pas quelque chose de plus ingénieux encore ? Qui de nous en effet ne serait curieux de ce qui se passe dans ces intérieurs si bien clos, où chacun, quand le soir arrive, et que la nuit, de ses ombres et de son silence a enveloppé la grande ville, dépouilla son visage officiel et redevient jusqu’au lendemain ce que la nature l’a fait ? Voilà le Diable boiteux. — Mais, s’il est moins ingénieux, il est plus conforme à la réalité peut-être, d’imaginer uns vie humaine qui se raconterait elle-même, à l’imitation de l’Estevanille Gonzalez ou du Guzman d’Allfarache, une vie chargée de beaucoup d’aventures, dont une moitié se passerait à Paris et l’autre au Canada, une moitié à Madrid et une moitié au Mexique, et nous intitulerions cela les Aventures, du chevalier de Beauchêne, ou encore le Bachelier de Salamanque… Ai-je besoin de poursuivre, et de montrer que, — sauf L’excellente idée qu’il a eue cette fois de ne pas faire passer son héros, aux Indes occidentales, — Gil Blas est exactement composé de la même manière ?

On voit la conséquence. A s’y prendre ainsi, ce n’est que par hasard que l’on peut une fois en sa vie rencontrer l’unité. Car les épisodes ne sortent pas les uns des autres, et la succession, n’en est réglée par aucune logique intérieure, puisque l’assemblage des matériaux a précédé tout motif de les assembler, et que le choix ne s’exerce sur eux en vertu d’aucune idée préconçue. C’est comme si le savant expérimentait pour expérimenter, sans attendre, de son expérience la confirmation ou la contradiction d’un résultat prévu. Des découvertes considérables se sont en quelque sorte laissé faire ainsi : de même, dans le cas de Gil Blas, ce procédé d’art a enfanté presque un chef-d’œuvre. Mais quelques admirable que le détail y puisse être, on sent bien qu’il manque quelque chose. Et ce quelque chose, nous pouvons le définir. C’est ce surcroit de valeur qu’un détail, pour heureux qu’il soit en lui-même, tire de son rapport avec tout un ensemble ; c’est aussi ce plaisir qui suit, plaisir esthétique entre tous, le plaisir que l’on éprouve à voir comme sortir de terre une construction qui remplit, à mesure qu’elle avance, toutes les parties d’un dessin et d’un plan ; c’est enfin cette satisfaction particulière, l’une des plus hautes qu’il y ait au monde, que donne la vue du définitif et de l’achevé, comme si le pouvoir vainqueur de