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philosophie de Gil Blas est bien celle de l’expérience. Elle serait meilleure s’il avait tempéré d’un peu de sympathie pour ce qui en est digne l’enjouement de sa sagesse égoïste. Elle serait tout à fait la bonne si c’était au nom de quelque principe plus relevé, de quelque morale plus haute qu’il eût raillé nos travers, bafoué nos ridicules et condamné nos vices. Telle quelle, et sans plus de prétention à l’héroïsme, dans la médiocrité même de son bon sens, elle a son prix, croyons-le bien, et disons-le, puisque nous le croyons.

Je voudrais que ce fût la seule chose dont on eût à regretter l’absence dans le roman de Le Sage. Sans doute, Gil Blas est un chef-d’œuvre ; mais il y a chef-d’œuvre et chef-d’œuvre. Car tout genre a ses lois, et ses lois sont déterminées par sa nature même. On ne juge que par comparaison. Ceux qui croient se borner à traduire l’impression directe qu’ils reçoivent des œuvres ne font pas attention que cette impression dépend de l’idée qu’ils se font du genre auquel appartiennent les œuvres. Mais cette idée à son tour dépend essentiellement de l’œuvre qu’ils considèrent comme le chef-d’œuvre du genre. Il n’est plus question, dans le siècle où nous sommes, d’établir que le roman est un genre dont la dignité peut s’égaler à celle de tant d’autres genres qui croyaient autrefois le primer ; l’expérience, et la preuve, par conséquent, en est faite. Mais où est le point fixe ? Et comme, par exemple, il est admis que la tragédie de Racine ou la comédie de Molière n’ont pas été dépassées, en est-il ainsi du roman de Le Sage, et Gil Blas, en même temps qu’il est le chef-d’œuvre de son auteur, doit-il être tenu pour le chef-d’œuvre du roman français ?


III

J’avancerai d’abord un paradoxe dont je prie le lecteur, avant que de se récrier, de vouloir bien attendre le développement : c’est qu’il manque à Gil Blas un certain degré de naturel. J’entends par là que le style de Le Sage, admirable d’ailleurs, mais plutôt pour sa justesse que pour son aisance, et pour sa propriété que pour sa souplesse, est un style, quand on prend la peine d’en éprouver le titre, très laborieusement et très savamment travaillé. Les ornemens littéraires proprement dits y abondent : figures de rhétorique, métaphores, antithèses, allusions d’histoire ou de mythologie. Le nombre surtout de ces dernières étonne. Gil Blas déborde de souvenirs classiques : « C’est ainsi, nouveau Ganymède, que je succédai à cette vieille Hébé, » ou encore : « La fête pensa finir comme le festin des Lapithes, » ou encore : « J’envisageai mon maître comme Alexandre regardait son médecin. » On n’a pas plus de lettres, ni plus de