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comme le sont au fond les gueux du roman espagnol. Tout laquais, valet de chambre, ou secrétaire qu’il soit, il n’est pas ennemi de son maître, ni de ses semblables. Et s’il est capable de friponneries un peu fortes, on lui pardonne, parce qu’il n’a pas ce trait du fripon de profession, qui est de mettre sa gloire dans ses friponneries. Les héros habituels du roman picaresque, un don Gusman d’Alfarache ou un don Pablo de Ségovie, n’ont dans les veines qu’un sang mêlé de voleur et de fille, ou d’aventurière et de banqueroutier. Gil Blas est né dans une condition modeste, humble même et presque misérable, mais toutefois honnête. Nous rentrons avec lui dans la vérité de la vie. On peut s’intéresser au fils de la duègne et de l’écuyer, parce qu’il n’est pas, comme les picaros espagnols, un rebut de la fortune et de l’humanité. Il n’est pas, comme eux, marqué d’une tare originelle qui l’éloigné irrémissiblement de la société des honnêtes gens. Rien ne l’empêche, s’il le peut un jour, de s’y introduire. Et pour qu’il s’y introduise, en effet, et s’y joigne, il suffira qu’il ait reçu de la vie l’éducation qui lui manque. C’est encore un trait de ressemblance avec la réalité que Le Sage avait sous les yeux. Les hommes alors se formaient par l’usage des hommes. L’éducation de la famille se bornait à quelques leçons d’une morale sévère, que l’on inculquait aux enfans, au dauphin de France lui-même, à force de coups d’étrivières. Elles se gravaient profondément, si profondément qu’on les en oubliait. Mais la véritable école de la jeunesse commençait avec son entrée dans le monde. A dix-sept ans, ou même plus jeune, on « montait sur sa mule, » comme Gil Blas, on sortait de sa ville natale, et l’on allait « voir du pays. » Les principes fléchissaient d’abord, et, dans le feu de la première ardeur, on s’en regardait soi-même aisément quitte. Ils n’en demeuraient pas moins, et quand on avait, par sa propre expérience, appris et compris qu’ils étaient encore ce que les hommes avaient inventé de mieux pour le gouvernement de la vie, on s’y tenait. C’est cette philosophie qui constitue, par-dessous la flagrante immoralité des actes, ce que l’on peut appeler la réelle moralité de Gil Blas.

Les autres mérites particuliers de ces deux premiers volumes sont assez connus, et surtout l’excellence d’un style que l’on mettrait volontiers, pour sa perfection dans la simplicité, au-dessus même du style de Voltaire, si ce n’était, comme nous le verrons, un air d’abandon, et une grâce de facilité qui lui manque. Il y a certainement peu d’écrivains, dans l’histoire de notre littérature, qui soient aussi naturels que Le Sage, mais il y en a pourtant deux ou trois, Mme de Sévigné, par exemple, ou Voltaire, de qui le naturel ne sent pas, comme le sien, le travail de la lime. Ce qu’il est bon encore de noter, dans Gil Blas, comme une