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de Tormes ou Don Pablo de Ségovie de faire la fortune européenne de Gil Blas, à savoir : l’humanité.

C’est qu’en effet, tout entremêlé qu’il soit souvent de moralités ennuyeuses, le roman picaresque, Lazarille de Tormes ou Don Pablo de Ségovie, ne peut guère être considéré comme une lecture divertissante que par les coupeurs de bourse dans leurs bouges et la canaille dans ses présides. L’épouvantable population qui s’y démène y est en général d’une brutalité de corruption qui n’a d’égale que sa franchise d’immoralité. Ce n’est pas l’immoralité joyeuse du bon compagnon raillard de nos contes gaulois, dont Panurge est demeuré le type impérissable, c’est l’impudeur insultante et cynique du coquin tanné, cuit, recuit et bronzé par le crime. Sans y mettre aucune affectation de pruderie, on se demande comment des hommes de cour, un poète, un vrai poète, comme Quevedo, un historien, un diplomate, un représentant de Charles-Quint dans les conciles, tel que Mendoza, peuvent s’attarder aux scènes qu’ils nous retracent, et demeurer insensibles à ce qu’elles provoquent de dégoût, de haut-le-cœur et de nausées. Le Sage lui-même n’a pas toujours su se défendre assez d’y donner, presque de s’y complaire, et, dans sa réduction de Guzman d’Alfarache, notamment, on rencontre beaucoup trop de ces peintures, qui cessent d’être humaines justement à force d’être espagnoles. Je veux dire par là qu’elles sont la fidèle représentation d’un état de mœurs si spécial à la race, au climat, aux circonstances historiques, au degré de civilisation de l’Espagne du XVIe siècle, qu’elles en cessent d’être intelligibles à tout lecteur qui prétendrait y chercher autre chose qu’un document historique. Aussi bien est-ce le défaut de cette grande et curieuse littérature espagnole. Elle est originale, profondément originale, à bien des égards la plus originale peut-être des littératures de l’Europe moderne, mais, par un inévitable retour, et comme en paiement d’une originalité qu’elle ne doit pas moins à son orgueilleux isolement du reste du monde qu’à sa vertu naturelle, elle est si spéciale qu’elle ne convient qu’à l’Espagne. Tel est, comme on l’a dit bien souvent, le cas du théâtre espagnol, et tel est le cas du roman picaresque. Le goût de terroir en est trop fort[1].

L’incomparable supériorité de Gil Blas, le secret de l’universel intérêt qui s’y est attaché, c’est que Le Sage, a dégagé de la gangue du roman picaresque ce qui s’y pouvait trouver enveloppé de véritablement humain. Gil Blas n’est pas en révolte contre la société,

  1. Voyez sur les romans picaresques : Ticknor, Histoire de la littérature espagnole ; E. -F. de Navarrete, en tête du second volume des Novelistas posteriores a Cervantes ; et quelques pages de M. Emile Montégut, dans ses Types littéraires et Fantaisies esthétiques.