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conclusion que Gil Blas n’a pas été tout à fait, comme Sainte-Beuve aimait à le répéter, écrit pour le libraire hâtivement et sur commande, mais contraire, composé lentement et lentement écrit, comme une œuvre où l’auteur s’est revanché des besognes que lui imposait la nécessité de vivre, et propose, une fois au moins, de donner toute sa mesure. Le Sage avait alors quarante-sept ans. C’est l’âge où l’écrivain digne de ce nom éprouve en quelque sorte le besoin de faire œuvre qui dure, et d’élever ce que, depuis Horace, on appelle son monument.

Des six premiers livres que contiennent ces deux volumes, il n’en est pas un dont la fable ne soit plus ou moins directement imitée d’un original espagnol ou italien, le Marcos d’Obregon d’Espinel, ou l’Ane d’or de Firenzuola. L’aventure même de don Raphaël et du seigneur de Moyadas, qui passe dans nos éditions pour une reprise par Le Sage de son propre bien, et qui n’est rien de plus que le canevas de Crispin rival de son maître, serait, au témoignage de Ticknor, empruntée d’une comédie d’Antonio de Mendoza. Néanmoins, le détail était déjà si français, pour ne pas dire parisien, et Le Sage lui-même se rendait si bien compte que c’était toujours la veine du Diable boiteux ? qu’en tête du premier volume il avait eu soin de placer la Déclaration suivante : « Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire application des caractères vicieux ou ridicules qu’elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu’ils auraient tort d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. » Nos pères, qui n’étaient pas plus sots que nous, savaient de reste, en 1715, ce que voulait dire une semblable déclaration. Elle était, assez clairement, d’un satirique ; elle était aussi, comme nous dirions, d’un réaliste. Mais ce qu’il y avait de plus ici que dans le Diable boiteux, et, eu un certain sens, de nouveau, c’est que les caractères, au lieu d’être dispersés au hasard d’une composition capricieuse, et presque fantastique, étaient engagés, sinon tout à fait dans une action suivie, mais au moins distribués selon le cours naturel d’une vie humaine. Gil Blas n’avait plus besoin, comme Leandro Perez, qu’un. démon complaisant soulevât pour lui, a comme on soulève la croûte d’un pâté, » les toits des maisons de Madrid ou de Paris ; il entrait dans la maison même ; et c’était de l’antichambre ou de l’office, du cabinet de toilette ou de la chambre à coucher qu’il observait, si j’ose ainsi dire, in naturalibus, ses compagnons tour à tour ou ses maîtres. Ajoutez ici que le choix lui seul de la profession que Le Sage donnait à son héros, en le tirant de la société des picaros où nous avions pu craindre un moment qu’il tombât, donnait au personnage ce qui manquait le plus à ses originaux espagnols, et ce qui avait empêché Lazarille