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quelle école s’est formé le talent de Le Sage. Il y a des œuvres qui se suffisent, comme Don Quichotte, par exemple, et qui n’ont pas besoin que l’on aille autre part qu’en elles-mêmes chercher de quoi les comprendre et les interpréter. Mais il y en a d’autres, comme Gil Blas, qui ne dépendent guère moins du temps et de la circonstance que du talent de l’écrivain qui les signe. C’est même pour cela que Gil Blas n’est que du second ordre, tandis qu’au contraire Don Quichotte est manifestement du premier. Et encore n’avons-nous pas tout dit, ou plutôt nous ne commençons qu’à dire. Ce n’est pas assez, dans la nature, que deux ou plusieurs principes, ayant ce que l’on appelle des affinités entre eux, soient mis, par le hasard d’une rencontre, en présence l’un de l’autre ; mais il faut le plus souvent qu’une condition extérieure se surajoute, pour ainsi dire, à leur affinité native, et opère du dehors le mystère de leur combinaison. Il n’en va pas autrement dans l’art. Cette condition, pour Le Sage, ce fut la connaissance de la littérature espagnole. Il y fut initié, dit-on, par l’abbé de Lyonne, un des fils du célèbre ministre, et la tradition en paraît assez bien établie pour la recevoir sans difficulté. Je ferai toutefois observer qu’à défaut des suggestions de l’abbé, Le Sage encore ici n’eût eu qu’à suivre le courant du siècle. Dans un temps où toute la politique française tournait sur cette grave question de la succession d’Espagne, on reprenait aux choses d’Espagne une vivacité d’intérêt qu’à peine avait-on un moment cessé d’y porter. Si Le Sage a fréquenté chez les Villars, comme le veut une autre tradition, il y a connu la marquise, mère du maréchal, et dont les Lettres sur l’Espagne ne déparent point la collection de Lettres de Mme de Coulanges et de Mme de Sévigné. D’ailleurs, au théâtre, les comédies de Thomas Corneille, encore vivant, — depuis Don Bertrand de Cigarral jusqu’à Don César d’Avalos, — maintenaient toujours quelque chose du goût espagnol. Enfin, l’une de ces femmes de lettres que nous avons citées, la comtesse d’Aulnoy, publiait vers le même temps ses Nouvelles espagnoles, ses Mémoires de la Cour d’Espagne, son Voyage d’Espagne surtout, dont il ne serait pas difficile de montrer le parti que Le Sage a tiré. Une indication, un mot, un hasard même auraient donc pu suffire à pousser le traducteur des Lettres d’Aristénète dans la voie où il devait rencontrer son chef-d’œuvre. Il tâtonna longtemps, comme on le sait, douze ou quinze ans environ ; puis, un jour, il eut l’idée de faire entrer dans les formes du roman picaresque ce qu’il avait amassé patiemment, tout autour de lui, d’observations et de notes ; et de cette combinaison heureuse de la satire avec la comédie et de l’aventure avec la satire, sous l’influence de la nouvelle espagnole, naquit cet inimitable Gil Blas.