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ont si bien parlé de Gil Blas, qu’il pourrait sembler inutile d’en parler une fois de plus. Mais peut-être nous ont-ils laissé plus à dire que l’on ne serait tenté de le croire. Non-seulement, en effet, comme à tout le monde, il nous demeure permis d’étudier le roman de Le Sage en lui-même, pour sa valeur littéraire intrinsèque, la matière étant de celles qu’il n’est pas facile d’épuiser ; mais surtout, et c’est ce qu’en général ils ont négligé de faire, il convient de l’étudier de plus près, dans ses origines, dans sa composition, dans ses défauts enfin, ou, pour user d’un terme moins sévère, dans ses lacunes, et, en deux mots, dans l’histoire du roman français.


I

Il y a toute une période, assez longue encore, de notre histoire littéraire, dont le détail nous est assez mal connu. Elle s’étend des dernières années du XVIIe siècle, ou (pour fixer les dates avec plus de précision) de l’apparition du livre des Caractères, en 1688, à la publication précisément des deux premiers volumes de Gil Blas, en 1715. Quelques œuvres, quelques noms en sont venus jusqu’à nous, le bruit aussi de quelques querelles, philosophiques ou littéraires : anciens contre modernes, Bossuet contre Fénelon, gallicans contre ultramontains. On sait donc assez communément que le Diable boiteux est de 1707, et que le Légataire universel est de 1708 ; on a entendu parler de Fontenelle, de La Motte, de Jean-Baptiste Rousseau, de La tare, de Chaulieu, de Crébillon, de Dancourt ; même, on a quelquefois lu la Réconciliation normande et Manlius Capitalinus : cependant, d’une manière générale, ce que valent ces hommes et ces œuvres, on y croit, comme on dit, plutôt que l’on n’y va voir, et si quelques traits distinguent ces vingt-cinq ou trente sas d’histoire de ce qui les a précédés et de ce qui les a suivis, on serait embarrassé de les définir avec exactitude, ou seulement de les discerner. Un seul fait en dira plus que beaucoup de phrases. Il y a là des œuvres, dignes au moins d’une mention dans l’histoire, que Sainte-Beuve lui-même a fait comme s’il les ignorait, et des noms, dignes au moins d’un souvenir, qu’il n’a pas seulement prononcés. Ce serait dépasser les bornes du cadre où je voudrais me contenir que d’essayer de suppléer à ces oublis, mais il est essentiel à l’intelligence du roman de Le Sage d’indiquer ici quelques-uns au moins de ces caractères.

Le roman, en premier lieu, — ce qui jadis avait été le roman héroïque, le roman en douze tomes, le roman de Gomberville, de La Calprenède, et de Mlle de Scudéri, — sans cesser d’être le roman d’amour, métaphysique et galant, s’était insensiblement réduit,