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ETUDES SUR LE XVIIIe SIECLE

LES ROMANCIERS


I.
ALAIN RENÉ LE SAGE.

J’ai ouï dire que les Espagnols, s’ils ont de tout temps reconnu dans Cervantes un de leurs plus élégans prosateurs, n’avaient pas moins attendu que le jugement de l’Europe entière l’eût mis dans le haut rang, qu’il occupe, à côté de Molière et de Shakspeare, pour s’apercevoir qu’en effet il en était digne, et l’y placer eux-mêmes. Notre Le Sage assurément n’est pas leur Cervantes, et Gil Blas, il faut l’avouer tout d’abord, est assez éloigné de valoir Don Quichotte. Il n’en est que plus curieux que l’œuvre du conteur français et celle du poète espagnol aient éprouvé les mêmes destinées historiques. Nous aussi, il a presque fallu que l’Europe, — l’Angleterre et l’Italie surtout, — nous apprissent à goûter Gil Blas, comme à l’Espagne à sentir tout le prix de Don Quichotte. C’est seulement vers la fin du XVIIIe siècle que nos critiques ont commencé de rendre à Le Sage une justice que ses contemporains, s’ils ne la lui avaient pas refusée, lui avaient du moins mesurée parcimonieusement ; et l’œuvre était déjà traduite en toutes les langues avant que d’avoir pris dans la nôtre la place qu’elle y tient désormais. On s’est fait depuis lors une agréable obligation de réparer Terreur ; et tant de maîtres, l’un après l’autre,