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Joinville raconte que, lorsque saint Louis chargeait sur ses épaules les cadavres des pestiférés pour les porter au lieu de sépulture, il était escorté de l’archevêque de Tyr et de l’évêque de Damiette, qui, assistés de leur clergé, récitaient les prières des morts. Prêtres et soldats, épouvantés par la crainte de la contagion et suffoqués par la puanteur des corps morts, tenaient des mouchoirs tamponnés sur leur visage : « Mais oncques ne fut vu au bon roy Louis estouper son nez, tant le faisoit fermement et dévotement. » Les Dames du Calvaire non plus « ne s’estoupent point le nez ; » et, près de certains lits, il y a du mérite ; sous les regards féminins, j’ai tenu bon, mais plus d’une fois je me suis senti pâlir. Non-seulement elles pansent les plaies, mais elles enlèvent le bonnet des malades : « Voyons, la mère, que l’on vous fasse belle ! » Elles dénouent les cheveux rugueux où l’on croit voir encore quelques gourmes de l’enfance, elles peignent, elles nettoient tout cela sans détourner la tête, sans haut-le-cœur « fermement et dévotement, » comme le bon roi Louis. Je connais bien des hommes et des plus résolus qui reculeraient. Les Dames du Calvaire sont ce que les femmes du peuple appellent des mijaurées ; ce sont des femmes accoutumées au luxe ou du moins à un réel bien-être. La plupart sont frêles, avec la prédominance nerveuse des Parisiennes ; plus d’une a dû se sauver à la vue d’une araignée, et pousser des cris de détresse en apercevant une souris ; pour se faire sœurs de charité imperturbables, elles ont accompli sur elles-mêmes un effort dont seules elles peuvent apprécier la puissance ; seraient-elles arrivées à dompter leurs instincts, à modifier leur nature, à triompher de leur répugnance, si elles n’avaient pas eu la foi ? — Non !

Au temps de ma première jeunesse, — c’est une vieille histoire, — j’avais aperçu deux yeux bleus que je n’ai pas oubliés. Jamais plus belles pervenches ne se sont ouvertes à la rosée, jamais expression plus douce n’a été l’âme d’un regard. La femme dont ils illuminaient le visage était charmante ; ses cheveux noirs, son rire vermeil, rehaussé par l’éclat de ses dents, ses épaules bien tombantes, son cou flexible et sa ferme taille en faisaient une beauté rare. On l’admirait, on répétait son nom ; elle venait de se marier et semblait éclairée par un de ces nimbes de bonheur que rien ne peut éteindre. Elle chanta ; sa voix était juste et d’un timbre exquis. On battit des mains, elle eut un triomphe, triomphe de salon, il est vrai, mais dont la qualité n’était point à dédaigner. Bien souvent, à l’âge où l’on rêve encore, j’ai pensé à cette soirée, à cette jeune femme étincelante de jeunesse et de grâce, que j’avais aperçue et que je ne devais plus revoir. Qui de nous, aux jours de la primevère, n’a eu son apparition ? Qui de nous la voyant s’évanouir ne s’est dit : Le honneur était peut-être là ? Parfois j’en