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Calvaire lui demanda si elle voulait une nonnette pour son dessert ; en souriant, elle répondit : « J’en voudrais deux. » Tout à coup elle cria : ‘ Voilà quelque chose qui part ! » On se précipita vers elle ; le sang ruisselait ; pour arrêter plus rapidement l’hémorragie, on coupa les bandes du pansement ; la pauvrette inclinait la tête comme un oiseau blessé : les lèvres décolorées ne parlaient plus, le regard flottait vers le ciel pour y chercher la réalité des espérances, le corps sembla s’amollir et s’affaissa. Le cancer avait mordu l’artère fémorale et, en moins de deux minutes, l’âme avait rouvert ses ailes.

La place d’où elle est partie n’a pas eu le temps de refroidir, j’y découvre une apparition. Vous rappelez-vous les contes des fées : « Il y avait une petite vieille, si vieille, si vieille que son nez touchait à son menton ? » Elle est là, au Calvaire, accroupie sur son lit, toujours assise, car elle ne peut se tenir autrement, noueuse, ramassée sur elle-même, semblable à ces momies d’Incas que l’on retrouve dans des amphores. L’ankylose l’a prise aux articulations inférieures et l’a ployée en trois. Le long de ses bras décharnés des pralines cancéreuses sont disséminées sur sa peau ridée. C’est une Bretonne bretonnante ; elle est du pays qui est entre Josselin et Ploërmel. Aux jours de son enfance, elle a dû jouer près de L’Étang-au-Duc et sous les chênes de La Mivoie, où les Trente ont combattu jadis. À cette heure, c’est un petit fantôme desséché ; on dirait que le sang n’y circule plus et laisse les chairs mourir d’inanition. Sa voix fêlée est si grêle qu’on croirait entendre la voix d’un ventriloque qui parlerait derrière les rideaux. Elle dit : « Je voudrais fumer ma pipe ; voilà quarante ans que je fume ; ça me manque beaucoup de ne pas fumer. » Elle demande qu’on lui donne du butun. — Butun en bas-breton, c’est du tabac. — Lorsqu’il fait beau et qu’un rayon de soleil échauffe le jardin, on pose ce pauvre squelette décharné sur un fauteuil et on le roule en plein air ; alors la petite vieille recroquevillée fume tout doucement ; elle ferme à demi les yeux et rêve. Peut-être, dans sa somnolence, revoit-elle les filles et les garçons aux longs cheveux s’arrêter sous sa fenêtre et se répète-t-elle la chanson du rossignolet sauvage, du rossignolet d’amour, la chanson de la mariée, qu’elle a écoutée, le cœur battant et le front brillant la jeunesse :

Recevez ce bouquet que ma main vous présente ;
Il est fait de façon à vous faire comprendre
Que tous ces vains honneurs passent comme des fleurs !


Arrêtons-nous encore auprès d’un dernier lit ; celle qui l’occupe et ne le quittera que pour la couche éternelle est une vieille femme qui a dû être jolie autrefois ; elle est proprette ; sous son bonnet les