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l’extrême-onction, car c’est l’antichambre du repos ; celles qui viennent s’y coucher n’en sortent guère que pour s’en aller dans un monde où les plaies vives et les dartres rongeantes sont inconnues. Vingt lits : en 1882, vingt-six décès. L’infatigable faucheuse y est à demeure et ne se lasse pas de frapper. Pour les malheureuses qui sont là, défigurées, ouvertes, tuméfiées, la mort est l’anéantissement souhaité d’une chair saturée de tortures et la libération d’une âme à laquelle nulle espérance n’est interdite ; lorsqu’elle approche, on lui sourit. L’une me disait, — comme Alfieri, celle-là avait au front il pallor della morte e la speranza, la pâleur de la mort et l’espérance : « Puisque je suis incurable, pourquoi ne pas finir tout de suite ? » C’est une clinique de cancers d’une incomparable richesse, et le médecin, — le docteur Eugène Legrand, — qui soigne ces infortunées, a sous les yeux des objets d’étude et d’observation dont la diversité est désespérante. La nature est inépuisable dans l’invention des supplices qu’elle inflige aux humains, — qui, heureusement, ne sont que des mortels, — on dirait qu’elle s’ingénie à dérouter la charité et à la vaincre ; peine perdue : plus le mal est horrible et repoussant, plus la charité se fait active, ardente et courageuse. Quelque effroyable que soit la tâche, nulle dame du Calvaire n’a jamais reculé.

Les lits, convenablement espacés, sont enveloppés de rideaux blancs ; des formes étranges entourées de bandelettes mouillées de sanies sanguinolentes, disparaissent à demi sur les oreillers : ce sont les malades ; pourquoi la vie s’acharne-t-elle à ne point abandonner ces matières en décomposition ? En passant devant ces lits, plus lamentables à voir que les dalles de la Morgue, sur lesquelles reposent, du moins, des corps devenus insensibles, je me rappelais mes courses à travers le cimetière de Damas, lorsque je cherchais au milieu des tombes la masure où vivaient les lépreux, juifs et musulmans, parqués loin de la ville, jetés hors de l’humanité, qui s’en écartait avec épouvante, psalmodiant une plainte sans parole, car le voile de leurs palais était effondré, tendant une main sans doigts, car leurs phalanges étaient tombées, levant la tête pour voir, car leurs paupières boursouflées fermaient les yeux. Gonflés, recouverts d’écailles, ils achevaient de pourrir ensemble dans une puanteur telle que les chiens hurlaient et se sauvaient à leur approche. À cette époque (septembre 1850), un seul homme venait chaque jour les consoler et les secourir : c’était le supérieur de nos lazaristes. La parole de Mahomet : « Fuis le lépreux comme tu fuirais le lion, » n’avait pas été prononcée pour lui.

Il n’y a point de lépreuses à l’infirmerie du Calvaire, car la lèpre n’existe plus dans notre pays, qu’elle a tant ravagé jadis ; au