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elle était pénétrée depuis l’enfance, elle n’en fût point sortie sans dommage. Elle n’avait pas de fortune ; la mort inopinée de son mari compromettait le succès des opérations commerciales ; elle liquida sa situation et se retira avec 1,200 francs de rente : à peine de quoi ne pas mourir de faim. C’est avec de telles ressources qu’elle sera bientôt conduite à entreprendre une œuvre d’une charité inexprimable. Une fois de plus, je ferai remarquer que ces créateurs d’institutions bienfaisantes, de maisons de refuge pour les malheureux, les enfans estropiés, les vieillards délaissés, pour les incurables, sont des gens qui ont souffert et que la vie a broyés. L’œuvre des Dames du Calvaire est née de la douleur d’une veuve.

Avec la fougue qui était un de ses caractères distinctifs, Mme Garnier se tourna plus vivement encore que par le passé vers la religion ; elle lui demanda, non pas de lui rendre ce qu’elle avait perdu, mais de la calmer, et de lui donner de quoi apaiser ce que la mort de tant d’êtres adorés laissait d’inassouvi en elle. Elle se consacra aux œuvres de paroisse ; elle quêta pour les pauvres, habilla les petits enfans nus, tricota des bas, fit des vêtemens, et grimpa dans les mansardes pour y porter des aumônes, des consolations et du pain. Ils sont nombreux, sous les toits de Lyon, les pauvres gens auxquels la misère n’est pas clémente. Pendant le règne de Louis-Philippe les émeutes, les épidémies[1], les chômages n’ont point épargné la ville : Perrache, La Croix-Rousse et La Guillotière peuplent les hospices et meurent dans les hôpitaux. Là, il y a deux villes : le siège du primat des Gaules et Commune affranchie ; la ville catholique et la ville révolutionnaire ; l’une panse l’autre, l’aide à vivre, l’aide à mourir. Mme Garnier trouvait là un champ d’action d’une fécondité lamentable ; sa charité pouvait s’y répandre à l’aise, sans jamais s’épuiser. C’était une quêteuse intrépide et que rien ne rebutait ; elle se montrait résolue jusqu’à l’importunité en demandant pour les autres. On avait remarqué son activité sans lassitude ; on eût dit qu’elle réclamait les besognes les plus dures, les plus fatigantes, comme si elle eût voulu se fuir et ne point rester en tête-à-tête avec elle-même. On satisfaisait autant que possible à ce besoin d’expansion qui la tourmentait, et, parmi les visites à faire aux malades, on lui réservait les plus lointaines.

Un jour, on lui désigna une femme qui demeurait dans le quartier de la Glacière ; c’était, disait-on, une femme abandonnée de tous et rongée par un mal effroyable. Était-ce une lépreuse ? On l’a dit, je

  1. Par une exception encore mal expliquée et dont les Lyonnais sont fiers, leur ville n’a point été touchée par le choléra.