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il fallut l’amputer ; mais l’amputation fut mal faite et trop près de la fracture.

Le 19 novembre, la ville impériale de Rottweil capitula. Guébriant régla le détail de l’occupation et, le 20, il fit partir l’armée pour Tüttlingen, dans la vallée du Danube au milieu des pâturages qui bordent de. ce côté les rives du fleuve avant qu’il s’enfonce dans la gorge de Sigmaringen. — Le 21, on porta Guébriant dans sa conquête ; en passant sous la porte en ogive qui existe encore, il leva son bonnet de la main qui lui restait pour remercier Dieu. Le 21, on reconnut que la gangrène s’était mise dans la plaie, et le prêtre qui l’assistait lui demanda s’il était prêt à supporter une seconde amputation : « Qu’ils coupent, qu’ils taillent ! répliqua-t-il, ce qui ne servira pas à ma santé pourra servir à mon salut ; j’endurerai tout pour l’amour de Dieu. » Quelques heures plus tard, il rendit l’esprit. Dans le délire qui précéda sa fin, on l’entendit s’écrier : « Ah : ma pauvre armée ! On la défait. Mes armes ! mon cheval ! Tout est perdu si je n’y suis. »

Au moment où ce dernier cri du soldat et du capitaine s’échappait de la poitrine de Guébriant, l’armée française d’Allemagne était surprise et dispersée.

Les Hessois ne bougeant pas, les Suédois s’enfonçant de plus en plus vers le nord, la basse Moselle et le Main étant à l’abri de toute tentative immédiate, les Lorrains du duc Charles, les Bavarois de, Mercy et de Jean de Werth, les Impériaux de Hatzfeld avaient quitté les environs de Spire et de Karlsruhe pour aller hiverner en Franconie et se mettre en mesure de résister, au printemps, aux entreprises de Guébriant. Lorsqu’on apprit la blessure de ce dernier, l’infatigable Mercy espéra tirer parti de cet accident ; il décida ses alliés à « se mettre ensemble, » avant de prendre leurs quartiers, pour observer les derniers mouvemens de l’armée française. Celle-ci était déjà affaiblie par les privations, le feu, la désertion ; il y avait beaucoup de malades, quelques-uns des meilleurs officiers hors de combat : Taubadel, Montausier[1], Roqueservière. Les cantonnemens étaient mal pris. Le quartier-général, le canon, la poudre, une partie de l’infanterie et de la cavalerie étaient dans la petite ville de Tüttlingen ; Rosen avec l’avant-garde à Mülheim sur le Danube en descendant ; mais sa mauvaise humeur durait encore et il ne montra pas plus de vigilance qu’à Geisingen. L’ennemi marcha droit sur

  1. Montausier (Charles de Sainte-Maure, baron de), créé successivement marquis, puis duc et pair, servait brillamment depuis 1630. Maréchal de camp par brevet du 5 janvier 1643, il fut plus tard gouverneur d’Alsace et lieutenant-général ; il mourut en 1690, à l’âge de quatre-vingts ans. C’est lui qui, en 1645, épousa Julie d’Angennes, gouvernante des enfans de France. On a aussi dit de lui qu’il était l’Alceste de Molière.