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Il s’agissait de prendre Spire, Worms et Mayence ; M. le Duc devait y marcher droit par Saarbruck, Kaiserslautern, Neustadt (an der Hart), attaquer les places du Rhin avec toutes ses forces réunies aux troupes de Guébriant et à celles de la landgrave de Hesse. Comment Guébriant, à peine en état de se maintenir en Alsace, pourrait-il descendre le fleuve jusqu’à Mayence ? par quels argumens, quelles promesses déciderait-on les Hessois à rentrer en campagne ? Sur ces points la dépêche était muette. Nous n’avons pas besoin d’insister sur ce qu’il y avait de périlleux dans cette combinaison. C’était le projet que Guébriant avait présenté à la fin de l’hiver, qui reparaissait plus ou moins transformé et qui, praticable au mois d’avril, était devenu chimérique au mois d’octobre. Avec son bon sens, M. le Prince avait vu clair, et il dut répéter à son fils, ce qu’il lui avait écrit tout d’abord : « Ne prenez pas ce leurre de trois places en quarante jours qui n’est mis en avant que pour obtenir le secours[1]. »

Que se passa-t-il alors ? Le duc d’Anguien, en se présentant au Louvre, avait refusé de déposséder Guébriant de son commandement, mais s’était déclaré prêt à marcher à son secours ; il avait conféré avec les ministres, reçu les ordres du roi ; tout à coup on apprend qu’il est remplacé par le duc d’Angoulême. Eut-il quelque hésitation lorsqu’il vit reparaître la chimère des trois places en quarante jours ? Céda-t-il un moment aux suggestions de maint donneur d’avis, en essayant d’obtenir le remboursement de ses avances ou en mettant un haut prix au nouveau service qui lui était demandé ? On répandait dans le public que M. le Prince avait réclamé pour son fils le gouvernement de Languedoc. Mazarin, dans ses « carnets, » dit que M. le Prince désirait ce gouvernement pour lui-même, et qu’il offrait de céder la Bourgogne à son fils, à moins qu’on ne lui donnât la Champagne ; de son côté, M. le Duc aurait fait parler de Metz et des Trois-Évêchés ; et, à cette occasion, le cardinal se plaint de l’avidité de la maison de Condé. Sans doute, M. le Prince n’était pas un modèle de désintéressement, et son fils fut plus tard enflammé d’une ambition dont la hauteur ne s’était pas encore révélée ; mais en cette circonstance, les prétentions du père et du fils n’avaient rien d’arrogant, ni d’excessif ; car elles ne furent même pas formulées. Voici ce que nous lisons dans un court mémoire remis à ce moment même par M. le Prince à la régente : « Le duc d’Anguien a vécu dans l’espérance des bonnes volontés de la royne en faveur des services qu’il a rendus à l’estât, au roy et à elle ; mais il ne

  1. Note du 10 septembre. Membre du conseil de régence, M. le Prince était au courant, et d’ailleurs il avait été directement informé par Guébriant. (Lettre du 24 août.)