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quelques milliers de malheureux sur les ports de mer, où on les embarqua, enchaînés, sans armes et presque sans vêtemens. Les bateaux qui les portaient lurent dirigés sur la Hollande, puis remontèrent le Rhin ; on les débarqua dans le pays de Juliers, près du camp qu’occupait alors Guébriant, et son bon cœur fut vivement ému de l’état dans lequel il les vit. Il les fit traiter de son mieux, donna à chacun d’eux un habit gris, etc., mais la nostalgie les saisit ; la plupart moururent ou se sauvèrent.

Guébriant voyait ainsi fondre son armée et s’évaporer les secours qu’on lui expédiait on lui promettait. Il jugeait bien que jamais il ne serait rejoint par les petits détachemens ; c’était une nouvelle armée qu’il fallait mettre à côté de la sienne. D’autre part, il avait compris que la campagne qui allait s’ouvrir (1643) pouvait avoir une importance capitale, car les préliminaires de la paix venaient d’être signés, et chaque état avait hâte d’améliorer sa situation en vue d’un traité définitif conclu sur la base de l’uti possidetis ; aussi, tandis que les troupes de Guébriant se reposaient en Brisgau, son esprit, qui ne se reposait jamais, enfantait un plan de campagne qu’il soumit au roi avec des développemens très complets dans une longue et remarquable dépêche datée du 20 mars 1643. Il conseillait de renoncer aux petits groupes et aux entreprises secondaires, le siège de La Motte, les courses dans les Pays-Bas ou en Franche-Comté, de former deux corps vers Amiens et à Brisach, le premier contenant et occupant les Espagnols, le second descendant la vallée du Rhin jusqu’à Mayence ; puis, les deux armées, s’unissant sur la Moselle, écrasant les bandes impériales, auraient terminé la campagne par le siège de Thionville et peut-être, du coup, mis fin à la guerre.

Les circonstances, les vues de Louis XIII, sa mort, l’agression de Melo, ne permirent pas de suivre ce plan si bien tracé ; peut-être même ne fut-il jamais sérieusement examiné ; l’hésitation que Mazarin montra après Rocroy et dans d’autres circonstances permet de le croire ; en tout cas, Guébriant ne reçut pas de réponse. — Sa tristesse était grande. Nous avons essayé de donner une idée de ses exploits et de son labeur ; lui seul peut dire par quelles épreuves passa son âme et quelles furent les souffrances de son cœur. Prenons au hasard dans ses lettres au ministre de la guerre : « Je suis en un pays et avec une nation dont je ne sais pas la langue, avec quatre armées différentes et sans avoir d’authorité que sur la moindre partie de celle du roy. Les difficultés s’augmentent tous les jours, aussi bien que les insolences des troupes. — Celles dont on se pouvait assurer diminuent tous les jours, tant par la mort que par l’extrême misère qu’elles souffrent. Ne voyant aucune espérance d’en avoir d’autres, je me suis résolu de vous supplier encore une