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Roqueservière et de Tracy. Guébriant tirait parti avec art des aptitudes diverses des deux races et d’une certaine rivalité. Embrigadant des régimens français et allemands, il formait ainsi des groupes excellens, mais à la condition de laisser à chaque troupe ses habitudes et son organisation : « En joignant le régiment de Roqueservière la celui de Schmittberg, on aurait la meilleure brigade d’Allemagne, mais à la condition que le régiment de Schmittberg demeurât sur le pied allemand, sans quoy aucun officier ni soldat n’y demeureroit une heure[1]. » Restait la difficulté presque insurmontable du recrutement ; les colonels ne pouvant guère faire des levées de si loin, on essaya divers procédés : d’abord ce qu’on appelait les contingens des « vieilles garnisons, » c’est-à-dire des détachemens tirés des places fortes les moins éloignées ; ordre était donné aux gouverneurs d’envoyer à l’armée d’Allemagne des soldats éprouvés, et ils recevaient l’argent nécessaire pour les remplacer par des recrues. Mais les hommes des « vieilles garnisons » avaient presque tous laissé des femmes derrière eux ; ils désertaient pour les rejoindre ; les gouverneurs fermaient les yeux et les enrôlaient à vil prix sous d’autres noms. L’envoi de régimens tout formés ne réussit pas mieux ; les soldats qui rentraient d’Allemagne, régulièrement ou irrégulièrement, faisaient de leurs souffrances, avec l’exagération ordinaire, un tableau effrayant, peignaient les longues marches, les mois passés au bivouac, sur la neige, au milieu de forêts de pins, la maigre pitance qu’il fallait disputer à de malheureux paysans épars dans quelques villages épuisés et à peu près bloqués par les armées ennemies. Le service en Allemagne était devenu pour les Français un objet d’aversion et presque d’épouvante. La correspondance du roi avec Guébriant est pleine de lettres comme, celle-ci : « Mon cousin, j’avois donné ordre aux régimens d’infanterie de Courcelles et de Lesdiguières de passer en Allemagne, mais les officiers et les soldats ont eu si peu d’affection à leur de voir et ont témoigné tant d’aversion à ce voyage qu’aussitôt qu’ils se sont approchés de la Lorraine, ils se sont dissipés[2]. »

Voyant combien il était difficile d’obtenir qu’on lui envoyât des troupes et plus difficile encore de les retenir, le maréchal conseilla d’essayer une levée dans son cher pays de Bretagne. Avec du genièvre et de faibles primes on parvint à racoler quelques centaines de recrues ; comme cela paraissait insuffisant, on fit de véritables battues dans les champs et dans les villages, et on poussa

  1. Lettre de Guébriant, ap. Le Laboureur.
  2. Le Roi à Guébriant, 17 juin 1643.