Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/251

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

alors un double caractère et une situation difficile. Commandant un contingent français au milieu d’une armée étrangère, il était en quelque sorte accrédité comme représentant de son roi auprès de ce prince allemand, dont il était aussi le lieutenant ; il se montra propre aux deux rôles. L’égalité de son humeur s’alliait à une fermeté inébranlable ; conciliant et plein de tact, il savait résister aux prétentions, aux caprices, parler fièrement au nom de la France. Bernard, qui l’avait eu à ses côtés à la journée de Wertenweil et durant le mémorable siège de Brisach, lui témoigna sa haute estime en lui léguant, avec ses armes, le fameux cheval noir Rapp, qui, disait-on, assistait son maître dans les mêlées, se jetant sur ceux qui cherchaient à le frapper, les renversant avec ses pieds, les déchirant avec ses dents. Guébriant n’était pas moins aimé de l’armée weymarienne que de son chef. Vivant au milieu de ces rudes soldats allemands et suédois, n’ayant pas leurs mœurs, ne parlant pas leur langue, il avait su conquérir leur confiance et même leur affection. Buveur d’eau, il avait eu l’art de persuader à ces terribles ivrognes qu’il se grisait avec eux ; quand ils s’aperçurent de sa feinte, ils l’avaient déjà si bien pris à gré qu’ils en rirent et lui pardonnèrent sa sobriété. Chef ou camarade d’hommes insatiables, parfois obligé de satisfaire leur avidité ou de fermer les yeux sur leurs rapines, il ne prit jamais rien, ne demanda ni argent, ni terres, et ceux qui pouvaient le moins comprendre cette conduite admiraient son désintéressement. Le burin de Nanteuil a reproduit ses traits ; l’emplâtre de taffetas noir qui cachait une large blessure reçue à la joue, ne dépare pas un visage grave et doux, où se reflète la sérénité de l’âme. Le lecteur me pardonnera si je l’arrête devant cette figure dont la contemplation repose : on aime à rester un peu avec cet homme d’un mérite si solide et si complet, qui ne fut ni ambitieux, ni cupide, que les honneurs allèrent chercher, qui ne fit que le bien, et ne pratiqua que le devoir.

Maintes fois, dans ses entretiens à moitié intimes, à moitié officiels avec le duc de Weimar, il l’avait sondé, essayant de l’amener à s’expliquer sur ses intentions, sur la suite qu’il donnerait aux engagemens pris avec la France ; il l’avait trouvé impénétrable. Un jour cependant il obtint une courte réponse qui n’était que trop claire : « Vous me demandez toujours Brisach, mais c’est demander à une sage fille son pucelage et à un homme de bien son honneur. » Aussi Guébriant veillait-il sans relâche, et lorsque son général malade quitta les bords de la Saône pour gagner sa forteresse du Rhin, il brava la contagion et suivit la litière de Bernard. Le fléau le frappe à son tour, l’arrête à Huningue ; là, il apprend que le duc expirant n’a pu dépasser Neuenbourg. Il accourt au risque de sa vie, arrive