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homme t’insulte gravement, les choses enfin seront-elles venues à ce point qu’une rencontre soit inévitable, et cette aventure devra-t-elle se terminer par la mort d’un homme ou du moins par la dissolution d’une famille ? Je me mets, cette fois, à la place du mal. J’ai cinquante ans, je suis un tireur de première force, j’ai tué deux adversaires en duel. Un jeune homme m’insulte ; sa mère, tout à l’heure, m’a dit qu’il était mon fils ; je ne m’en doutais pas, j’en doute, et personne ne s’en doute : voilà la situation. Faut-il que je me batte, et si je me bats, faut-il que je tue ce jeune homme ou que je me fesse tuer par lui ? Faut-il laisser croire à sa mère qu’un de ces crimes est inévitable, la mort de son fils ou la mienne, si bien que l’horreur de ce choix lui arrachera des aveux et que désormais son bonheur, son honneur, celui de son mari, celui de toute sa famille sera détruit par ma faute et que j’en aurai des remords qui ne s’apaiseront que dans la tombe ? Grâce à Dieu ! je puis me tirer encore et nous tirer tous de ce mauvais pas à meilleur marché.

On me dit que ce jeune homme est mon fils ; ce n’est guère vraisemblable et cela me gênerait de le croire ; cependant, c’est possible ; au moins le certain est qu’il est le fils de sa mère, à qui je dois des égards, Faut-il me battre, et si je me bats, faut-il acculer cette femme à une confession tardive, en ne lui laissant voir que deux alternatives abominables ? Point du tout ! Je puis d’abord ne pas me battre et dédaigner l’insulte d’un enfant ; ce serait le plus simple : j’ai donné de mon courage et de mon habileté d’assez terribles preuves. Enfin, pour mettre les choses au pis et si je juge que ma mansuétude, en l’espèce, serait suspecte et presque indiscrète, je puis mener ce jeune homme sur le terrain, après avoir averti sa mère de mes sentimens ; je lui piquerai le bras de mon épée ou peut-être l’épaule. S’il est mon fils, que Dieu me pardonne ! je lui aurai repris quatre gouttes de ce sang que j’ai miss dans ses veines ; mais je n’aurai pas brisé sa vie, ni celle de sa mère, ni celle de l’homme qui l’a élevé comme son fils, ni la mienne. Personne n’aura péri dans cette impasse, dont nous serons sortis sans éclat et par une petite porte.

Ce n’est pas le compte de M. Albert Delpit ; car on devine, — ou l’on sait déjà, si l’on a lu son roman, — que telle est la donnée de son drame ; et cette situation extraordinaire, où d’abord il précipite ses héros, il ne permet pas qu’ils s’en évadent par ces portes basses qu’entr’ouvre le bon sens : il a la force de les y maintenir jusqu’à cette explosion qui seule, de par sa volonté, doit les en faire sortir. Aussi bien serait-ce naïveté de s’en plaindre : toute la trame de l’ouvrage, au moins jusque-là, n’est qu’une mèche préparée, pour cette explosion ; celle-ci, ménagée de la sorte ; donne-t-elle un beau spectacle ? Toute la question est là ; — j’entends un spectacle d’âmes, et tel qu’un véritable