Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« un sergent français devenu général, » et dont le comte de Cobentzel disait « qu’il était de ces hommes dont le meilleur ne vaut rien. » Plus la cour de Vienne était désireuse de se soustraire à ce cruel déplaisir, plus le directoire était pressé de lui en faire savourer l’amertume. Bernadette, comme le dit M. Masson, n’était pas seulement le représentant de ces armées qui en moins de deux ans avaient chassé l’Autriche de l’Italie et arraché à la maison de Lorraine ses belles provinces des Pays-Bas, il personnifiait cette convention régicide qui, ne se tenant point satisfaite de la mort de Louis XVI, avait fait tomber la tête d’une archiduchesse autrichienne. Avec lui, la révolution elle-même faisait son entrée à Vienne. « C’était une bravade. Mis hors la loi européenne et en quelque façon hors l’humanité, le directoire avait eu le suprême bonheur de contraindre l’Europe à rapporter cette sentence d’excommunication. Il n’avait point été amnistié ou gracié par les souverains. C’était sur un pied d’égalité, de supériorité qu’il avait traité avec la vieille Europe. Il n’avait pas même demandé aux cabinets de reconnaître la république. N’était-elle pas le soleil ? Aveugle qui ne la voyait point. Il s’était imposé par la force de ses armes, par le génie de ses généraux, par la puissance de sa propagande ; si quelqu’un avait fait grâce, c’avait été la république[1]. »

Quand Bernadotte, avec ses longs cheveux épars, qui gardaient un œil de poudre, avec ses petits favoris en pistolets, son long nez busqué, sa haute cravate noire négligemment nouée, son panache tricolore, son grand sabre, ses airs victorieux et sa faconde gasconne, fit son apparition dans la capitale de l’Autriche, on eût pu croire, comme le remarque M. Masson, qu’un Popilius Lænas se présentait, sa baguette à la main, devant un Antiochus de Syrie. Si déplaisant qu’il parût, on lui prodigua les attentions, les empressemens. La première fois qu’il fut admis au cercle de la cour, l’impératrice, les archiducs, l’archiduchesse Amélie, se mirent en peine de le séduire, et l’empereur affecta de s’entretenir longtemps avec lui, au vif chagrin de la plupart des favoris et des favorites, que ce singulier diplomate traitait de courtisanes. Il annonçait dans une de ses dépêches que « quelques-unes eurent besoin d’avoir recours aux sels pour ne pas s’évanouir. » Aujourd’hui nos ambassadeurs n’excitent point tant d’émoi ; les femmes n’ont pas besoin de respirer des sels pour ne pas s’évanouir à leur approche ; on ne songe pas même à les regarder avec étonnement. Quand ils sont aimables, on leur fait bonne mine ; quand ils sont habiles, on compte avec eux ; quand ils sont maladroits, on est indulgent pour leur inexpérience, dont on leur sait beaucoup de gré. En vérité, le gouvernement qu’ils représentent inspire si peu d’horreur

  1. Les Diplomates de la révolution, Hugou de Bassville à Rome, Bernadotte à Vienne, par Frédéric Masson. Paris, Charavay frères, 1882.