Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

telles ou telles idées qu’il avait en 1820. C’est son droit, son droit plein et entier, son droit incontestable, le droit de tout écrivain de conduire son œuvre au dernier degré de perfection qu’elle puisse recevoir ; mais pourquoi appelle-t-il cela « ne rien changer, » et « donner une base sincère d’études à ceux qui seraient peut-être curieux de suivre le développement de son esprit ? »

Le fait est qu’aux environs de 1820, ses théories, comme ses œuvres, étaient aussi éloignées du romantisme qu’il soit possible, et de la poétique même qu’il devait adopter plus tard. Par exemple, il goûtait beaucoup l’abbé Delille, et dans un article sur ses Œuvres posthumes, non content de le louer pour a l’élégance et l’harmonie de son style, » il lui faisait un mérite particulier d’avoir, en traduisant le Paradis perdu, fort heureusement adouci ce qu’il y avait de farouche et de sauvage dans le poème de Mil ton. « Cela prouve, disait-il, que Delille connaissait parfaitement les délicatesses de la muse française. » Rencontre à coup sûr singulière ! Une seule chose lui gâtait l’abbé, c’était l’abus de l’antithèse : « On pourrait critiquer dans ce morceau une recherche d’expressions antithétiques : c’est là le défaut de Delille, ou plutôt du genre qu’il avait adopté. » Il avait dit auparavant, à l’occasion d’André Chénier : « Vous trouverez dans Chénier la manière franche et large des anciens, rarement de vaines antithèses. » Ajoutez que, pas plus que les beautés de l’antithèse, il n’appréciait encore les beautés de l’enjambement. « La-manière de l’auteur, disait-il en parlant d’un poète obscur, n’appartient à aucune école ; ses vers ne sont pas d’un versificateur ; un versificateur aurait évité ces fréquens enjambemens qui détruisent souvent toute l’harmonie d’une période, d’ailleurs poétique. » Il est vrai qu’il insistait dans le même article sur la nécessité de la rime riche, mais c’était parce que la poésie, suivant lui, « n’avait pas la ressource d’employer les tournures prosaïques ; » et l’on reconnaîtra que, s’il n’y a rien de plus juste, il n’y a rien de moins romantique. Aussi ne marchandait-il pas l’éloge même à l’auteur des Satires. « Boileau, dit-il quelque part, partage avec notre Racine le mérite unique d’avoir fixé la langue française, ce qui suffirait pour prouver que, lui aussi, avait un génie créateur. » Et ce n’est pas seulement, en ce temps-là, ce mérite extérieur du style qu’il admire dans Racine, c’est le fond, c’est sa conception de la tragédie classique, et il y a plaisir de l’entendre répondre aux preneurs de Schiller et de Shakspeare : « Nous n’avons jamais compris cette distinction entre le genre classique et le genre romantique. Les pièces de Shakspeare et de Schiller ne diffèrent des pièces de Corneille et de Racine qu’en ce qu’elles sont plus défectueuses. C’est pour cela qu’on est obligé d’y employer plus de pompe scénique… Mais les Allemands se contentent de leurs tragédies… Cela prouve que les Allemands ont moins ? de goût que nous, c’est-à-dire qu’ils raisonnent moins leurs sensations. Il