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jamais agi que de conversation. M. Leverett et M. Cockerel disparurent un beau jour sans se mettre en peine de m’avoir brisé le cœur. Il ne dépendait que de moi pourtant de m’imaginer qu’il en était ainsi. Tous les Américains sont les mêmes ; vous ne savez où ils veulent en venir ; les rapports sociaux consistent en une sorte d’innocente coquetterie des deux côtés. Pour être franche, je crois qu’au fond je suis un peu désappointée, non pas tant sur le chapitre matrimonial que par la vie en général. Elle semble d’abord si différente de l’existence européenne qu’on s’attend à quelque chose d’excitant ; puis vous finissez par découvrir que vous vous êtes promenée huit ou quinze jours au bras d’un monsieur ou dans sa voiture, et que c’est tout. Maman est furieuse de ne pas trouver plus de choses à condamner. Elle déclarait hier que ce pays-ci n’avait même pas le mérite d’être haïssable. Quelle fut ma surprise lorsqu’elle me proposa là-dessus de partir pour l’Ouest ! Une telle idée venant d’elle ! .. Les habitués de la pension, probablement pour se débarrasser de nous, lui ont parlé de l’Ouest, et elle a mordu à cette suggestion avec une sorte de désespoir. Vous comprenez, il est impossible de rester les bras croisés, pour ainsi dire, à manger son dernier sou… Peut-être la fortune nous sera-t-elle plus favorable dans l’Ouest. De toutes façons, ce côté-là aura du moins l’avantage d’être moins cher et franchement haïssable. Maman hésite entre ce parti et le retour en Europe. Je ne dis rien ; je me sens vraiment indifférente. Qui sait si je ne suis pas destinée à devenir la femme d’un pionnier ? Mais, ma liberté, comme je l’ai gaspillée ! Il ne m’en reste plus un atome à remettre entre les mains de maman. La voici qui vient me dire que, tout délibéré, nous pousserons plus loin, qu’elle a opté pour l’Ouest. Ce sera un pionnier décidément. Bah ! ils ont quelquefois des millions… »


Ce dénoûment, qui n’en est pas un, nous autorise à croire que l’auteur de la Pension Beaurepas nous fera suivre bientôt Mrs et miss Church dans l’Ouest, où son coup d’œil lucide, sa verve mordante, son incomparable aptitude à poser nettement, malicieusement le pour et le contre trouveront plus d’une occasion de s’exercer.


TH. BENTZON.