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temps, Je n’en avais pas fait bon usage, il était entendu que je la remettais entre ses mains. Eh bien ! les trois mois sont expirés et j’ai grand’peur de n’avoir fait ni bon ni mauvais usage de cette liberté. Bref, je ne suis pas mariée, — c’était là le fin mot de notre petit arrangement. Après avoir tenté pendant des années de m’établir en Europe sans dot, maman s’était flattée que je réussirais peut-être mieux toute seule. Certes je ne pouvais échouer plus complètement qu’elle. Eh bien ! je ne suis arrivée à rien… Je n’ai même pas essayé. Je me figurais que ce genre d’affaire marchait d’elle-même ici, et elle n’a pas marché du tout en ce qui me concerne. Je ne dirai pas que je sois désappointée, car je n’ai en somme rencontré aucun homme qu’il m’aurait plu d’épouser. Quand vous vous mariez de ce côté de l’Atlantique, les gens s’attendent à ce que vous les aimiez ; or je n’ai vu personne qui me donnât l’envie de l’aimer. Je ne sais pour quelle raison, mais aucun de ces messieurs ne ressemble à ce que je me représentais. Peut-être ai-je rêvé l’impossible : pourtant il y avait en Europe des hommes que j’eusse épousés de bon cœur. Il est vrai que presque tous étaient déjà mariés. Ce qui me vexe, c’est d’abdiquer ma liberté. Je ne me soucie pas particulièrement du mariage, mais je tiens à faire ce que je veux. Le genre de vie que j’ai mené durant ces derniers mois était fort de mon goût. Je n’en suis pas moins fâchée pour ma pauvre maman que rien de ce qu’elle souhaitait ne soit arrivé. Primo, personne ne fait cas de nous, pas même les Rucks, qui se sont évanouis sans laisser de traces, comme les gens ont le secret de le faire dans ce pays-ci. Nous n’avons pas produit la moindre sensation ; mes robes neuves ne comptent pas ; on en a de plus belles ; nos connaissances philologiques et historiques sont médiocrement goûtées. Il paraît que nous réussirions mieux à Boston ; mais maman a entendu dire qu’à Boston il n’y avait de mariages qu’entre cousins. Maman est hors d’elle, parce que tout coûte si cher… c’est une ruine ! Enfin je ne me suis pas fait enlever, je n’ai été l’objet de nulle insulte, de nulle calomnie ; cette pauvre maman avait donc tort dans toutes ses prévisions.

Elle m’aurait, je crois, vue avec plaisir recevoir quelque bonne leçon, mais il n’en a rien été,.. ni insultée ni adorée… On ne vous adore pas dans ce pays-ci ; on vous laisse seulement croire qu’on est tout près de le faire. Vous rappelez-vous les deux jeunes gens que j’ai connus sur le bateau et qui, après notre arrivée, me rendaient visite à tour de rôle ? D’abord l’idée ne m’était pas venue qu’ils pussent être amoureux de moi, quoique maman parût en être persuadée ; puis, au bout d’un certain temps, j’ai supposé qu’elle devait avoir raison, et finalement je me suis aperçue qu’il ne s’était