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qu’elle aimait à m’écouter. Elle a passé… Je ne la reverrai plus… Elle m’écoutait si volontiers… Elle comprenait presque…


VI.
M. Gustave Lejaune, de l’Académie française, à M. A. Bouche, Paris.


Washington, 5 novembre.

Je vous envoie pêle-mêle mes petites notes ; tenez compte, je vous prie, de la précipitation, des plumes d’auberge et de la mauvaise humeur. Partout une même impression : la platitude de cette démocratie sans contrepoids, encore aggravée par la platitude de l’esprit commercial. Tout est sur une immense échelle et illustré par des millions d’exemples. Mon beau-frère est toujours occupé, il a des rendez-vous, des inspections, des entrevues, des discussions. Il paraît que les Américains sont très forts lorsqu’il s’agit d’argumens ; ils vous attendent au coin d’une route, puis, tout à coup, déchargent leur revolver. Si vous tombez, ils vident vos poches. La seule chance que vous ayez est de tirer d’abord. Avec cela nulle aménité, point de manières, aucun soin des préliminaires et de l’apparence. J’erre de côtés et d’autres, tandis que mon beau-frère est à ses affaires ; je flâne dans les rues, je plonge dans les boutiques, je regarde passer les femmes. C’est un pays facile à voir ; la civilisation est à fleur de peau, vous n’avez pas à creuser. La bourgeoisie positive et pratique qui se coudoie autour de vous est toujours affairée ; elle vit dans la rue, à l’hôtel, dans le train, on se sent toujours pris au milieu d’une foule. Soixante-quinze personnes envahissent le tramway, s’asseyent sur vos genoux, vous marchent sur les pieds ; quand ils veulent passer, ils vous poussent simplement. Tout cela se fait en silence ; ils savent que le silence est d’or et ils ont le culte de l’or. Quand le conducteur veut avoir le prix de votre place, il vous pousse, lui aussi, très sérieusement, sans parler. Quant aux types, — il n’y en a qu’un : tous les autres sont une variation de celui-là… le commis voyageur moins la gaîté. Les femmes sont souvent ravissantes ; vous rencontrez les jeunes filles dans les rues, dans les trains, partout en quête d’un mari. Elles vous regardent franchement, froidement, judicieusement pour voir si vous pouvez leur convenir, mais elles n’admettent rien de ce que vous supposeriez,.. du moins on me l’affirme ; elles ne veulent que le mari. Un Français pourrait s’y tromper ; il doit s’assurer du fait, et je m’en assure toujours. Elles commencent à quinze ans ; leur mère les envoie se promener, et la promenade dure toute la journée, sauf l’intervalle du dîner et d’une halte chez le pâtissier. Quelquefois cela