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table à écrire recouverte en marbre. La clarté aveuglante du gaz me poursuit partout où je n’en ai que faire ; je voulais lire dans mon lit, impossible ; mon visage, mes draps, le mur sont éclairés de lueurs intermittentes, mais les pages même du livre restent dans l’ombre. Je me lève, j’éteins ; ma chambre n’en est que plus claire. A travers les ouvertures vitrées qui surmontent mes portes, la lumière entre à flots du corridor, des chambres voisines, que sais-je ? elle inonde mon lit, où je me tourne et retourne en désespéré ; elle se glisse sous mes paupières closes. Je m’élance, j’appelle au secours ; il n’y a pas de sonnette, rien qu’un étrange orifice dans le mur qui transmet l’appel du voyageur en détresse. Je confie à ce trou des sons incohérens ; d’autres sons plus incohérens me reviennent sur un ton d’interrogation sévère. Cette voix creuse, impersonnelle veut savoir ce dont j’ai besoin. Cruel embarras ! J’ai besoin de tout et pourtant je n’ai besoin de rien, de rien de ce que cette arrogante impersonnalité peut me donner. Je veux mon petit coin de Paris, le vieux monde et ses trésors, je veux sortir d’ici… Mais comment confier tout cela à un conduit mécanique ? Des rires moqueurs remontent de l’office. Et je me ruine dans cette maison maudite, où je ne suis pas servi ! Que faire ? Je me recouche accablé, tandis que l’orifice dans la muraille émet de longs murmures ; il paraît mécontent, indigné ; il gourmande mes idées vagues,.. vagues sauf sur un point. J’abhorre leurs affreux arrangemens.

Vous voulez savoir si je vois mes amis ? Je n’en ai guère et je ne m’entends plus avec eux. Nous avons cessé d’être en rapport. Ces gens-là sont excellens, sérieux, tout à leur besogne, mais le type n’en est pas varié. Tout le monde est M. Jones ou M. Brown, et tout le monde a bien l’air d’être M. Brown ou M. Jones ; ils sont amaigris, délayés dans le grand bain tiède de la démocratie. Leur identité n’est pas complète, ils manquent de modelé. Non, ils ne sont pas beaux, mon pauvre Harvard, disons-le tout bas, ils ne sont pas beaux. Aussi beaux, répondrez-vous, que les Français. Je ne suis pas de votre avis. Les Français les moins favorisés ont l’originalité de leur agrément, de leur laideur, de leurs ridicules ; ici on n’est même pas laid, on est insignifiant. La plupart des jeunes filles sont jolies, mais n’être que jolie, c’est encore à mon avis être insignifiante. Cependant j’ai causé avec quelqu’un, j’ai rencontré une vraie femme. C’était sur le bateau, puis nous nous sommes revus à New-York ; .. un type particulier, une personnalité réelle, beaucoup de modelé, celle-là, et le charme de l’énigme. Mais elle n’était pas à proprement parler de ce pays, un composé plutôt de qualités étrangères. Enfin elle cherchait ici quelque chose… comme moi. Nous nous trouvâmes, et un instant cela nous suffit. Je l’ai perdue maintenant, je m’en afflige parce