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goût pour moi, et moi je les adore. Elles sont souvent charmantes, moins cependant que ne le disent les romans ; je n’ai pas vu de grandes beautés, mais le joli abonde. Règle générale, on appelle jolie personne une jolie figure ; la taille est rarement citée, quoique j’en connaisse de remarquables. Si le niveau de l’agrément physique est élevé, le niveau de la conversation l’est beaucoup moins ; ce malheur est inévitable dans un pays de jeunes filles. Il y a tant de choses dont elles ne peuvent parler ! Elles peuvent, en revanche, parler de beaucoup d’autres quand elles sont aussi instruites que la plupart le sont ici, et l’on devrait peut-être se contenter de cette mesure, mais c’est difficile quand on a été longtemps à un régime différent. Les pensées et leur expression sont infiniment plus châtiées qu’en Europe ; cela me frappe partout où je vais. Il y a certaines allusions qu’on ne fait jamais ; pas d’histoires légères, pas de propos risqués. Je ne sais au juste sur quoi roule l’entretien, car la provision de médisance est mince et d’une qualité médiocre. Cependant on ne paraît pas manquer de sujets. Les jeunes filles sont toujours là, elles gardent les portes de la conversation et ne laissent rien passer qui ne soit innocent. Vous vous rappelez ce que je pensais naguère du ton de vos dîners florentins et combien je vous étonnai en demandant pourquoi vous permettiez de pareilles licences. Vous me dites qu’elles étaient comme le cours même des saisons, qu’on ne pouvait les empêcher, que, pour changer le ton de votre table, il faudrait changer aussi les mœurs. En Amérique, les mœurs sont honnêtes aussi bien que les paroles, et la meilleure preuve que l’on en puisse donner, c’est la liberté dont jouissent les jeunes filles. Elles sont lâchées à travers le monde, et le monde en tire plus de bien qu’il n’en résulte de mat pour ces demoiselles. Dans votre monde à vous, cela ne réussirait pas : les pauvrettes y affronteraient toutes sortes d’horreurs. De ce côté de l’Océan, au contraire, elles restent merveilleusement naïves, si l’on tient compte de tout ce qu’elles osent, et la raison de ce miracle, c’est que la société les protège au lieu de leur tendre des nasses. Il n’y a pour ainsi dire point de galanterie, comme vous l’entendez ; les flirtations sont jeux d’enfans. Les hommes, très occupés, n’ont pas le temps de faire la cour. Si la classe oisive devient plus nombreuse, un changement surviendra peut-être, mais j’en doute, car nos Américaines me paraissent extrêmement réservées sur tous les points essentiels. Une grande franchise apparente les caractérise, mais elles redoutent comme la peste les complications. Nos hommes sont d’excellens garçons, meilleurs au fond que les femmes, que je soupçonne d’être un peu dures avec toutes leurs subtilités ; elles agissent moins bien envers les hommes que les hommes n’agissent envers elles. L’Américain, en général,