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américaines. Vous savez tout ce qui concerne cette espèce, en ayant fait partie vous-même. Elles sont très agréables, mais cinquante c’est vraiment trop ; il y en a toujours trop. Je me suis rabattue sur un Anglais interrogant et radical du nom d’Antrobus, qui ne m’a pas trop ennuyée. C’est un excellent homme ; je l’ai prié de avenir passer deux jours ici, chez moi. Il a pris l’air épouvanté ; j’ai dû lui expliquer alors que nous ne serions pas seuls en tête-à-tête, que ma maison était celle de mon frère et que c’était au nom de mon frère que je l’invitais. Il est donc venu la semaine dernière ; il va partout ; nous avons entendu parler de lui dans une douzaine de lieux différens. Les Anglais sont très simples ou, du moins, paraissent l’être ici ; jamais ils ne savent si tout est plaisanterie ou si l’on est trop sérieux de moitié. Nous avons autrement de vivacité, quoique nous parlions beaucoup plus lentement. Oui, nous pensons vite, tout en comptant nos paroles, comme si nous nous exprimions dans une langue étrangère. Ils débitent leurs phrases, au contraire, avec une extrême volubilité, et ne comprennent pas les deux tiers de ce que nous leur disons. Mais peut-être ne pensent-ils péniblement que nos pensées, les leurs vont un meilleur train.

Cet Antrobus ne tarit pas en questions ; il est aisé, du reste, de lui répondre, car sa crédulité est touchante. Il m’a rendue honteuse ; je le trouve meilleur Américain que nombre d’entre nous ; il nous prend, après tout, au sérieux plus que nous ne le faisons nous-mêmes. Il semble persuadé qu’une oligarchie de richesse est en train de croître ici et m’a conseillé de me tenir en garde contre elle. Je ne sais pas exactement comment je m’y prendrai, mais j’ai promis de me rappeler ses conseils. Il est d’une énergie effrayante. Si nous consacrions à fonder nos institutions la moitié de l’énergie que les Anglais mettent à s’informer d’elles, nous aurions une patrie bien florissante. M. Antrobus paraît avoir, en somme, très bonne opinion de nous, ce qui m’a surpris, l’Amérique n’étant pas, quoi qu’on en puisse dire, aussi agréable que l’Angleterre. Je déplore qu’il en soit ainsi ; je me console en songeant qu’il y a du moins en Angleterre certaines choses insupportables. M. Antrobus, toutefois, semble fort préoccupé des dangers que nous courons. Je ne comprends pas bien lesquels. On court si peu de dangers sur une piazza de Newport par cette belle journée, mais, hélas ! ce que je vois d’une piazza de Newport n’est pas l’Amérique, c’est l’envers de l’Europe. Pour être sincère, je ne prétends pas dire que je n’aie enregistré aucuns périls depuis mon retour ; deux ou trois même m’ont paru fort graves, mais ils n’ont rien de commun avec ceux que signale M, Antrobus. L’un d’eux, par exemple, est que nous cesserons bientôt de parler la langue anglaise. Le pur anglais a cours de moins en moins ; l’américain le chasse. Les enfans parlent l’américain, qui,