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français, M. Lejaune, que nous avons l’honneur de posséder parmi nous. J’ai lu quelques-uns de ses ouvrages, bien que maman blâme leurs tendances et le trouve, lui, un effrayant matérialiste. Je les ai lus avec sa permission à cause du style. Vous savez que M. Lejaune est un des nouveaux académiciens. Figurez-vous un Français comme tous les autres, seulement moins agité peut-être ; il porte une moustache grise et le ruban de la Légion d’honneur. C’est le premier écrivain français de distinction qui soit venu en Amérique depuis M. de Tocqueville ; les Français, quand il s’agit de changer de place, ne sont pas très entreprenans. Aussi a-t-il toujours l’air de se demander avec étonnement ce qu’il fait dans cette galère. Son beau-frère l’accompagne, un ingénieur, attiré par des mines quelconques, et il cause avec lui seul, car, ne parlant pas anglais, il suppose apparemment que personne ne parle français. Maman serait ravie de l’assurer du contraire. Elle lui adresse un petit salut vague et un sourire quand il passe, mais il ne répond qu’en s’inclinant avec le plus profond respect, au grand désespoir de maman. Le beau-frère ne le quitte pas plus que son ombre. Celui-là est négligé dans ses habits, gros et barbu, décoré, lui aussi. Son unique occupation est de fumer et de regarder les pieds des dames. Maman, quoiqu’elle en ait d’irréprochables, n’ose pas s’aventurer à rompre la glace. Je crois que M. Lejaune compte écrire un livre sur l’Amérique, et M. Leverett m’avertit que ce livre sera terrible. M. Leverett a lié connaissance avec M. Lejaune, il prétend que M. Lejaune le mettra dans son livre ; il dit que le mouvement intellectuel en France est superbe. En général, il ne fait pas grand cas des académiciens, mais celui-ci est, à ses yeux, une exception, — si vivant, si personnel !

J’ai demandé à M. Cockerel ce qu’il pensait du projet de M. Lejaune d’écrire sur l’Amérique ; il a haussé les épaules. Je me suis étonnée qu’il n’eût pas écrit lui-même sur l’Europe. A l’en croire, l’Europe ne vaut pas la peine qu’on écrive à son sujet ; d’ailleurs, s’il disait ce qu’il en pense, les gens crieraient au paradoxe. Il trouve qu’on est superstitieux en Amérique touchant cette vieille Europe ; il voudrait que notre pays se comportât comme si l’Europe n’existait pas. J’ai répété ceci à M. Leverett, qui m’a répondu : « Si l’Europe n’existait pas, l’Amérique n’existerait pas non plus, car c’est l’Europe qui nous fait vivre en achetant notre blé. » — Son opinion est qu’un cruel embarras attend l’Amérique dans l’avenir ; elle produira les choses en quantité si prodigieuse qu’il ne se trouvera pas assez de gens dans le reste du monde pour les acheter et que nous demeurerons avec nos productions, hideuses pour la plupart, sur les bras. À ma demande : — Trouvez-vous donc le blé une production hideuse ?.. — Il a répondu qu’il n’y avait rien de moins