Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’aie nulle envie de fixer les miennes sur M. Leverett. Il est d’ailleurs très versé dans les arts et parle comme un article de revue. Il a longtemps habité Paris ; c’est le gros grief de M. Cockerel contre lui. M. Cockerel ne tarit pas sur les mauvais effets du séjour de Paris et de l’Europe en général. Si maman le connaissait, elle le mépriserait fort, mais elle ne le connaît pas, puisqu’elle ferme toujours les yeux quand il passe en me donnant le bras. M. Leverett cependant me dit que nous verrons bien pis que M. Cockerel. Celui-ci est de Philadelphie et il insiste pour que nous allions visiter cette ville. Maman déclare qu’elle l’a vue en 1855 et l’a trouvée affreuse. A cela M. Cockerel répond qu’il faut ignorer la marche du progrès en Amérique pour parler de ce qu’était une ville en 1855 ! Il y a de cela un siècle. A quoi maman réplique vertement qu’elle sait trop que les Américains vont vite, si vite qu’ils ne prennent le temps de rien faire de bon, et M. Cockerel, qui, — rendons-lui cette justice, — a un excellent caractère, termine la discussion en faisant observer que maman devrait attendre qu’elle eût touché terre avant de porter un jugement. — Je les vois d’ici leurs progrès, riposte ma chère mère, et ils me soulèvent le cœur. (Naturellement cet échange d’idées a lieu par mon intermédiaire, car ils ne se sont jamais adressé la parole.)

M. Cockerel réalise ce que j’ai entendu dire de la considération qu’en Amérique les hommes témoignent aux femmes. Évidemment ils se plaisent à les écouter et ne les contredisent jamais, politesse assez négative par parenthèse. On peut mettre beaucoup de galanterie dans la contradiction. Je remarque qu’il y a plusieurs choses que les hommes d’ici ne savent pas exprimer, et mon observation porte sur tous ceux que nous avons à bord ; ils ont avec les femmes une attitude quasi fraternelle. Mais je vous ai promis de ne pas poser de règle générale ; peut-être trouverai-je des manières plus expressives sur le prochain rivage. M. Cockerel retourne en Amérique après un aperçu sommaire du vieux monde, avec la conviction renforcée que son pays est le seul pays possible. Je l’ai laissé sur le pont il y a une heure, contemplant la ligne des côtes à l’aide d’une lorgnette d’opéra et disant qu’il n’avait rien vu d’aussi joli dans tout son voyage. Quand j’ai fait observer que la côte me semblait un peu basse, il a répondu que cela ne serait que plus facile d’aborder. Aborder… M. Leverett n’en a aucune hâte. Je le vois assis dans un coin du salon d’où il peut m’observer ; lui aussi, je suppose, écrit des lettres, mais, à la façon dont il mord sa plume et roule les yeux de côté et d’autre, on dirait que la lettre est un sonnet et qu’il cherche une rime. Peut-être le sonnet m’est-il dédié ? J’oublie qu’il supprime les affections !

La seule personne qui intéresse maman est le grand critique