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là-bas, — j’oublie que nous arrivons ! — et, en dépit de ses opinions singulièrement avancées, très différentes des nôtres, maman a promis de lui assurer l’entrée de la meilleure société. Je me demande ce qu’elle peut savoir de la meilleure société de ce temps-ci, car durant nos voyages nous n’avons pas gardé de relations avec l’Amérique, et personne, j’en ai peur, ne nous reconnaîtra ni ne se souciera de nous. N’importe ! maman croit que nous serons reçus à bras ouverts, comme si, les pauvres Rucks exceptés, qui ont fait banqueroute et ne sont plus d’aucun monde probablement, nous pouvions compter sur qui que ce fût ! Mais maman a l’idée que, même sans apprécier l’Amérique, nous y serons pour notre compte universellement appréciées. Il est vrai que nous commençons quelque peu à l’être. Vous le verriez tout de suite à la façon dont MM. Cockerel et Leverett m’invitent sans cesse à un tour de promenade. Ces deux jeunes gens, qui sont Américains, ont demandé la permission de me rendre leurs devoirs à New-York, à quoi j’ai répondu : — Mon Dieu, oui, si c’est l’usage du pays ! — Bien entendu, je n’ai pas osé répéter ceci à maman, qui se flatte que nous avons rapporté dans nos malles un assortiment complet d’usages à nous et qu’il suffira de les secouer un peu avant de les endosser eu arrivant. Pourvu que ces deux messieurs ne se présentent point à la fois, il me semble que je ne serai pas trop effarouchée. Ils sont prêts à se prendre aux cheveux aussitôt qu’il s’agit de votre pauvre petite servante, mais je ne suis que le prétexte ; ce qui les divise en réalité, c’est, comme le dit M. Leverett, l’opposition du tempérament. J’espère qu’ils ne se porteront pas en somme, à de trop violentes extrémités, car je ne suis folle d’aucun des deux. S’ils suffisent pour le pont d’un navire, on ne s’en soucierait guère dans un salon ; ils ne sont pas du tout distingués, quoi qu’ils en puissent penser,.. du moins M. Leverett a des prétentions sur ce chapitre qui paraît être beaucoup plus indifférent à M. Cockerel. Chacun d’eux m’amuse en passant, mais je me lasserais vite de l’un ou de l’autre s’il s’agissait d’une intimité de la vie entière. Ni l’un ni l’autre du reste n’a encore demandé ma main ; toutefois il est clair qu’ils tournent autour. Ce doit être beaucoup pour se jouer pièce réciproquement, car au fond ils ne semblent pas bien sûrs de moi. S’ils le sont par hasard, c’est le seul point sur lequel ils s’entendent. M. Cockerel abhorre M. Leverett, il l’appelle un petit âne malingre ; il dit que ses idées sont moitié affectation, moitié dyspepsie. M. Leverett en revanche parle de M. Cockerel comme d’un sauvage, mais d’un sauvage divertissant. Il dit que toutes choses en ce monde pourraient nous amuser si nous regardions du bon côté, qu’il s’agit non pas d’aimer ou de haïr, mais de comprendre, que comprendre, c’est pardonner. Fort bien, mais je n’aime guère cette suppression des affections, quoique je