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petites filles. Bon ! j’oublie déjà votre recommandation. Avant même d’être arrivée, je m’égare dans les généralités… Il n’y a pas de mal à cela, je suppose, tant que ce n’est pas pour me plaindre. En vérité, la moindre plainte serait de l’ingratitude. Jamais je n’ai passé un temps aussi agréable, jamais je n’ai eu autant de liberté dans ma vie ; de fait je suis sortie seule tous les jours ! Si c’est un avant-goût de ce qui m’attend là-bas, l’avenir me sourit, car vous pensez bien qu’en disant que je suis sortie seule, j’entends que nous étions toujours deux ! Et la seconde personne n’était pas maman. Elle a été assez souffrante, pauvre maman ! A l’en croire, toutefois, ce n’est pas l’effet de la mer, c’est plutôt l’approche de la terre… Oh ! elle n’a aucune hâte d’arriver. De grosses désillusions nous attendent, prétend-elle. Qui aurait supposé que maman eût des illusions à perdre ? .. Elle a l’esprit si philosophique ! Quoi qu’il en soit, elle reste des heures assise en silence, l’air grave, les yeux fixés sur l’horizon. Hier, je l’ai entendue dire à un Anglais fort original, M. Antrobus, le seul des passagers avec qui elle cause, qu’elle avait grand’peur de ne pouvoir aimer son pays natal et qu’elle serait désolée de ne point l’aimer. Elle se trompe ; elle en sera ravie… J’entends qu’elle sera ravie d’avoir à désapprouver, car, si tout allait bien en Amérique, cela serait contraire à son système. Vous le connaissez, le système de maman ! Il était opposé à notre retour, mais le mien, — j’ai dû inventer de mon côté un système, — était favorable à ce retour, et, bref, mes raisonnemens l’ont emporté. Elle a compris que, n’ayant pas de dot, je ne me marierais jamais en Europe, et j’ai fait semblant d’être fort préoccupée de cette idée pour la décider à partir. Au fond, cela m’est parfaitement égal. Je n’ai qu’une crainte, c’est de mordre trop vivement aux mœurs de mon pays. Déjà j’ai signifié à maman que je serais toujours en course. Quand je parle ainsi, elle me regarde ; ses yeux se dilatent, puis, lentement, elle les referme. On dirait que le mal de mer la prend. Je l’engage à essayer du bromure qui est dans mon sac, mais elle m’éloigne d’un geste découragé… De nouveau, me voilà partie, faisant sonner mes petites bottines sur le pont, si bien balayé. Cette allusion à mes bottines n’est pas un effet de la vanité. En mer, les pieds et les souliers des gens acquièrent une haute importance, de sorte qu’il faut absolument en avoir de jolis. On ne regarde que cela pendant la promenade sur le pont ; vous en venez à les connaître intimement et à en détester quelques-uns.

J’ai peur que vous ne m’accusiez d’avoir déjà pris le mors aux dents et je m’aperçois moi-même que je n’écris pas comme doit écrire une demoiselle bien élevée ; serait-ce par hasard l’air de l’Amérique ? Cet air me plaît, il me met du vif-argent dans les veines ; si je reste à griffonner, c’est que j’ai une hâte fiévreuse