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ses idées ne se sont jamais ouvertes à rien de grand et qui vaille la peine de vivre, son cœur n’a jamais battu. Cette existence murée ressemble beaucoup, pour un Yankee, au sommeil de la Belle au bois dormant ; il rêve de délivrer l’opprimée, il demande sa main : pourquoi ne la demanderait-il pas ? Il est riche, — qu’il le soit devenu à fabriquer des cuviers de blanchissage ou quelque autre engin prosaïque, peu importe, — il peut lui assurer une existence brillante, il sera le meilleur des maris. Les préjugés de vieille race lui échappent absolument. Il vaut un autre homme ; Mme de Cintré serait même disposée à reconnaître qu’il vaut infiniment mieux que tous les hommes qu’elle a connus, mais l’obstacle est dans l’orgueil intraitable de la famille de Bellegarde. La marquise douairière se croit outragée par les seules prétentions de Newman ; un instant toutefois la cupidité la fait hésiter, mais, près de consentir, elle reprend sa parole, le respect humain est le plus fort. Que penserait son monde ? Et Newman croirait en vain pouvoir compter sur l’amour de Mme de Cintré. En France, les femmes d’une certaine éducation ne s’affranchissent jamais de l’inflexible tutelle qui s’impose au nom des convenances et du devoir filial. Les vertus mêmes qui ont rendu Mlle de Cintré l’objet d’un culte pour Newman la décident à se sacrifier ; ne pouvant être à lui, elle ne sera du moins à personne : un couvent de carmélites reçoit cet ange qui ne sait ici bas que baisser le front et replier ses ailes.

La fin du récit est remplie d’invraisemblances, non pas dans les sentimens, mais dans les situations ; on l’attribuerait volontiers à miss Braddon, aux romanciers à sensation, plutôt qu’à un raffiné tel que Henry James. Pour mieux souligner la générosité de Newman, l’auteur lui fait découvrir quelque terrible secret qui met entre ses mains l’honneur des Bellegarde. Un meurtre a été commis par la douairière, il en a la preuve ; après avoir tenté en vain d’intimider ce démon d’orgueil, il pourrait se venger, divulguer le passé criminel, mais Claire est au couvent pour toujours, ce scandale ne la lui rendrait pas, il renonce à d’inutiles représailles et brûle un papier révélateur qui laisserait la marquise à sa merci.

Nous ne nous étonnons pas de trouver Newman si vivant, si réel ; ce qui nous émerveille, c’est la vérité du caractère de Valentin de Bellegarde, l’un des derniers types du gentilhomme français galant, expansif, spirituel, dont toutes les vertus se bornent au sentiment un peu vague, mais exalté néanmoins, de l’honneur, qui, à la grande surprise de Newman, parle sans cesse des femmes, convient de ses bonnes fortunes et n’a rien trouvé la faire en ce siècle, où les gens de sa sorte n’ont plus de place, que de se battre pour le saint-père, quitte à se faire tuer ensuite, tout sceptique qu’il soit, pour les beaux yeux d’une fille perdue. — C’est