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la qualité maîtresse de l’auteur de Daisy Miller, des Européens et de Quatre Rencontres ; celui d’enchaîner les événemens avec adresse, l’art de la composition, n’est pas ce qui le distingue. Créateur du roman international proprement dit, il nous montre presque toujours un Américain égaré en Europe et aux prises avec les difficultés qu’il y rencontre, avec les conflits inextricables qui peuvent résulter des différences de races et d’éducation. La plupart de ses livres roulent sur le même sujet. Parcourons the American, comme type du genre.

Le digne Christophe Newman est parti de l’Ouest avec une effrayante provision de dollars qu’il compte dépenser à Paris pour son instruction et son plaisir. Jusque-là, sauf les quatre années qu’il a consacrées au métier de soldat pendant la guerre de sécession, sa vie s’est passée à gagner de l’argent, son pain d’abord, dès l’âge de quatorze ans, puis des millions. L’action, l’effort et l’entreprise lui sont aussi naturels que de respirer ; il a fait de ses bras et de son cerveau tout ce qu’un homme peut en faire ; il a été aventureux, il a connu de rudes échecs aussi bien que de grands succès, mais la plus âpre jouissance est toujours sortie pour lui de la lutte elle-même. Nous ne savons vraiment pourquoi Henry James est accusé par ses compatriotes de maltraiter l’Américain. Celui-ci, avec sa volonté inébranlable servie par des muscles d’acier, son ingénuité qui n’est jamais niaise, l’empire qu’il a sur ses passions toutes neuves à trente-six ans, nous apparaît bien puissant au milieu de la vétusté du vieux monde qu’arpentent ses longues jambes infatigables, tandis que toutes les autres figures empruntées à notre civilisation s’agitent au-dessous de lui comme autant de pygmées. Sans doute, il commet de nombreuses fautes sous le rapport de la tenue et des manières ; il n’a aucune notion d’art et prend de méchantes copies pour des originaux ; il s’obstine à respecter des demoiselles qui ne demandent qu’à se perdre ; mais en revanche rien n’entame la cuirasse de principes et de convictions robustes qui le rend invulnérable, et il sort intact des périls de son voyage. N’anticipons pas. Le voici à Paris, dévoré de curiosité, ne sachant point au juste comment les satisfaire, se demandant, après les jours de labeur, ce qu’il fera de son gain, avec un sentiment délicieux de loisir qu’il exprime ainsi : — Je voudrais m’asseoir six mois sous un arbre à entendre de la musique, les bras croisés. — Cette fraîcheur, cette mélodie, cette sensation exquise de repos, il trouve tout cela dans un vieil hôtel du faubourg Saint-Germain, auprès de Mme de Cintré. L’angélique résignation de cette aimable femme, qui, veuve d’un vieillard qu’elle n’a épousé qu’à regret, reste en proie à l’autorité impérieuse d’une mère dominatrice, le pénètre de respect et d’attendrissement. Elle n’a jamais voyagé hors des terres de sa famille,