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telle que nous devons étudier attentivement chacun de ses caractères, comme nous ferions d’un personnage réel, pour surprendre peu à peu ses secrets, pour savoir si nous devons finalement l’aimer ou le haïr ; bien souvent nous restons incertains, comme il arrive dans la vie, trouvant des excuses à ceci, une sorte de justification à cela. C’est dire que M. James n’écrit pas pour le gros public, qui veut qu’on lui serve des émotions toutes prêtes et qu’à la fin du volume tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, grâce au mariage de M. X. et de Mlle ***. Il dédie ses œuvres aux amateurs de psychologie, il détaille sous leurs yeux les drames secrets de la conscience, des cas douteux, des personnalités complexes. Cet abus essentiellement moderne du microscope et de l’alambic rend ses plus longs romans d’une lecture difficile et noie l’intérêt de l’action dans des considérations à perte de vue, mais toujours exactes jusqu’à la cruauté, sur les sentimens, les motifs, les circonstances infiniment petites qui peuvent décider d’une conduite humaine. Nous ne nous en plaignons pas pour notre part, trouvant grand intérêt aux digressions et aux hors-d’œuvre que pare le style exquis de M. James, un style coulant et facile sans être jamais négligé. Ces longueurs qu’on lui reproche n’ont rien de commun avec le remplissage ; elles fourmillent de pensées ingénieuses et neuves, de mots heureux, de traits d’esprit qui ne font que de discrets emprunts à l’humour tel qu’on l’entend, en Amérique. De tous les écrivains de son pays, Henry James est celui qui tient le moins à provoquer le rire ; ses plaisanteries sont rares, il y perce une pointe de sarcasme quelque peu attristé ; il évite de pousser ses personnages comiques à la charge et reste toujours, en somme, dans les limites de la vérité profondément creusée qui nous conduit par une pente fatale à la misanthropie. Hâtons-nous de dire que Henry James, malgré cette tendance habituelle, s’entend à créer çà et là des figures sympathiques, témoin, dans the Portrait of a lady, ce charmant Ralph Touchett, l’Américain fixé en Angleterre, forcément paresseux, trop malade pour demander des plaisirs à l’activité physique, pour qui « la vie est comme un bon livre lu à travers une traduction misérable » et qui se résigne si noblement à placer son bonheur dans le bonheur d’autrui. Faute de mieux, il vivra par l’observation, par la curiosité, par la faculté d’admirer, par l’exercice de l’esprit ; un grain d’ironie sans malice se mêle à sa philosophie généreuse et l’aide à cacher avec pudeur l’excès de sa bonté. Tous les lecteurs de Henry James garderont dans leur cœur le souvenir de ce jeune homme si séduisant, malgré sa laideur et ses infirmités ; tous penseront à lui, non pas comme à une figure de fiction, mais comme à un ami. Il faut reconnaître que l’art de tracer les caractères demeure