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servir du feu, assez inférieure pour n’avoir pu s’élever au dessus de cette industrie ni atteindre jusque l’homme proprement dit. En d’autres termes, c’est concevoir des races qui seraient aux Boschimans et aux Tasmaniens ce que ceux-ci sont ou paraissent être par rapport à nous, et retourner en définitive à la polygénie par un autre chemin, en la considérant comme successive et non plus comme simultanée et la repoussant au fond du passé, au lieu de l’établir comme une barrière séparatrice des diverses races actuellement existantes. C’est ce que la théologie ne repoussait pas d’une façon absolue, lorsqu’elle discutait l’existence possible des « préadamites. » La religion même semble désintéressée dans la question, puisque l’abbé Bourgeois, dont les découvertes ont donné lieu aux anthropopithèques de M. de Mortillet et qui n’en repoussait pas l’idée, a toujours passé pour un prêtre parfaitement orthodoxe, en même temps qu’il avait acquis le renom mérité d’un très habile observateur. Rien ne s’oppose donc à l’examen impartial de la question. On peut cependant formuler, à l’encontre des vues de M. de Mortillet, deux objections, l’une de fait, c’est que personne n’a jamais vu ces anthropopithèques dont la structure et les instincts ne sauraient être définis que par le « seul raisonnement ; » l’autre théorique, qui ne manque ni de justesse ni de portée, c’est que la distance qui aurait séparé le précurseur humain de l’homme lui-même n’est calculée que sur celle que l’on présume avoir existé entre l’homme quaternaire et celui de nos jours ; mais la seconde de ces distances qui devrait servir à mesurer la première est elle-même des plus incertaines et des plus difficiles à apprécier.

De l’aveu de M. de Mortillet, aveu naturel de la part d’un transformiste, la race « chelléenne, » celle dans laquelle se résume pour lui l’homme quaternaire, s’est elle-même modifiée peu à peu : « Son sang, dit-il, se trouve infusé dans la race nouvelle et pourrait même de nos jours reparaître par atavisme. » Il ne s’agit donc pas d’une barrière infranchissable, ni d’un homme entièrement spécial au quaternaire, ni à plus forte raison d’un homme exclusivement tertiaire, mais plutôt d’une transformation graduelle des traits physiques et des instincts du type de l’homme dans un âge trop reculé pour ne pas voir les indices perdre de leur sûreté et disparaître au fond du passé. La question se réduit en réalité à savoir s’il a existé en Europe, côte à côte avec les anthropomorphes dont la présence dans le miocène moyen de Saint-Gaudens est certaine, une race humaine, quelque primitive et rudimentaire qu’on la suppose, demeurée physiquement inconnue, mais possédant un instinct industriel assez développé pour tailler le silex, afin de l’utiliser comme instrument. Tout se résume donc, en ce qui concerne l’homme tertiaire, à rechercher si les instrumens recueillis à Thénay par l’abbé