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naturel, et il ne comprend pas la réputation qui lui a été faite. Le lendemain déjà il lui trouve de l’art et commence à penser que la nature seule produirait moins d’effet que ce jeu réglé par l’étude et le talent. Enfin, à la troisième représentation, il est tout à fait subjugué, et il avoue que, non-seulement il comprend mieux maintenant les vraies conditions de l’art scénique, mais que Le Kain, auquel il rend désormais pleine justice, lui a révélé ce que c’était qu’une tragédie, l’ampleur de son jeu répondant admirablement à la grandeur des situations et à la noblesse du langage. « Nous ne voyons l’acteur, ajoute-t-il, que dans une sorte de lointain indéterminé et en perspective. Ne faut-il pas qu’il agrandisse tous les traits suivant les proportions ? Tout chez Le Kain prend des formes gigantesques, ou plutôt héroïques ou colossales. » Et, l’acteur parti, Frédéric éprouve le besoin de relire les pièces dans lesquelles il l’a vu, disant qu’il ne les avait pas encore si bien goûtées. Rien, à notre avis, ne prouve mieux que ce trait et ce langage sensé ce qu’était l’intelligence de Frédéric, la justesse et la vivacité de son esprit, sa propre intuition des choses de l’art, alors que ni son amour-propre ni ses préventions ne faussaient son jugement et qu’il pouvait librement revenir sur ses impressions et se reprendre lui-même.

Mais, à côté de ces accens de sincérité, trop souvent il laisse paraître ce que valent ses prétentions au naturel. Il se défend parfois des émotions les plus légitimes et ne veut pas y céder. Quand en certaines circonstances, bien rares dans sa vie, il éprouve un chagrin violent, n’ayant autour de lui personne à qui le confier, il cherche comme il peut une diversion et, d’ordinaire, il la trouve dans la lecture. A la mort de Rothembourg, il lit le troisième chant du poème de Lucrèce. La perte de la margrave l’affecte plus profondément, et lui, qui n’a que des railleries pour la religion et pour les prêtres, il demande alors à la fois les Oraisons funèbres de Bossuet, celles de Fléchier et de Mascaron. Il fait plus que les lire, il s’en pénètre, et plus tard il nous montrera lui-même à quel point il a profité de ses lectures. Certes la mort de son neveu, le prince Henri (26 mai 1767), a été une de ses peines les plus vives. Si l’on ne savait à quel point sa douleur fut réelle à ce moment, on serait tenté d’en suspecter la sincérité. Il est permis du moins de penser qu’elle ne fut pas très durable quand on le voit, presque aussitôt après, étaler ses regrets dans une composition d’apparat où il introduit des réminiscences trop peu déguisées de ses lectures, accumulant comme à plaisir les apostrophes, les énumérations, les prosopopées, toutes les figures enfin que peut lui fournir la rhétorique, et la pire de toutes, l’amplification. Aucune des banalités de ce que Macaulay appelle énergiquement « la friperie » littéraire ne manque